Dans les interstices du monde connu
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NdT : nous avons fait la distinction suivante dans le texte :
- L’Horreur (avec un grand H) : le genre littéraire.
- L’horreur : la chose horrifique, la cause de la terreur (un monstre, une malédiction, l’inconnu…)
H.P. Lovecraft (Photo : Lucius B. Truesdell, 1934)
“La plus ancienne et plus forte émotion de l’Homme est la peur, et la peur la plus ancienne et la plus intense est celle de l’inconnu”
H.P. Lovecraft, L’Horreur surnaturelle dans la littérature
Le nouveau jeu de rôle Lovecraftesque s’inspire des histoires et de la mythologie créées par Howard Phillips Lovecraft. Lovecraft (1890-1937) est largement considéré comme l’un des premiers maîtres du genre littéraire de l’Horreur. On a aussi critiqué ses œuvres pour l’usage de clichés racistes. Les auteurs britanniques de JdR Becky Annison et Josh Fox souhaitent permettre aux rôlistes de recréer l’ambiance angoissante de l’original, tout en se débarrassant de ces sujets réactionnaires. La création du jeu a été rendue possible par un financement participatif.
Plusieurs JdR se sont inspirés des œuvres de Lovecraft. Contrairement au jeu classique L’Appel de Cthulhu qui a été publié en anglais en 1981, Lovecraftesque n’a pas de MJ et il n’y a qu’un seul personnage central.
Josh : “Nous sommes fans des JdR classiques existants inspirés de Lovecraft, mais ils n’ont pas l’ambiance d’une histoire de Lovecraft. Dans ces JdR, on trouve typiquement un groupe d’investigateurs travaillant activement au dévoilement de l’horreur. Les projecteurs sont braqués sur eux et leur lutte pour défaire le mystère. Les règles rendent essentielles leurs actions et tout ce qui leur arrive. Par conséquent, les investigateurs ont tendance à être au cœur de la campagne, rencontrant une horreur après l’autre.”
Becky : “Notre jeu essaye de se rapprocher de la formule originale de Lovecraft. Il y a un protagoniste qui tombe sur l’horreur par hasard, et dont la lutte personnelle n’est que secondaire par rapport à l’horreur elle-même. À la fin, le personnage devrait se sentir comme s’il avait été à la merci de l’horreur depuis le début ; que nous sommes comme des fourmis devant Eux.”
Cette recette ayant mis l’eau à la bouche de plusieurs rôlistes enthousiastes, l’objectif principal du financement participatif a été atteint en 48 heures.
Un personnage principal
Josh : “Le jeu est centré sur l’horreur elle-même, que vous créez collectivement. Il n’y a qu’un seul personnage principal, le Témoin (Witness), dont le rôle est de nous donner un point de vue humain sur l’Horreur, et qui ne devra ni la vaincre ni la résoudre. Tout le monde travaille ensemble pour tourmenter et terrifier le Témoin jusqu’à son destin tragique. Ils développent une idée de ce que pourrait être la vraie horreur.”
Un·e participant·e prend le rôle du Témoin, un·e autre celui du Narrateur (Narrator), et tous les autres sont les Observateurs (Watchers), ces rôles tournant après chaque scène. Dans la partie, essentiellement, on joue des scènes où le Narrateur va révéler un seul indice étrange. Le Témoin et les Observateurs vont chercher à renforcer l’ambiance, de différentes façons : le Témoin exprime à haute voix les craintes et les rationalisations de son personnage, et les Observateurs vont détailler les descriptions du Narrateur, en y ajoutant des détails et de la tension par petites touches.
Becky : “Une chose importante pour moi, c’est qu’il y a seulement un personnage actif à la fois. Ce n’est pas un jeu de groupe et cela reflète un aspect vital de la majorité des histoires de Lovecraft. Ce sont des récits solitaires d’une personne seule en train de pénétrer dans un monde nouveau et horrifique en évolution. Le mécanisme du jeu va le refléter.”
Lovecraft fut peu connu durant sa vie, et il publiait ses œuvres de littérature d’Horreur dans des magazines pulps bon marché. Il mourut [à 46 ans] dans la pauvreté. Aujourd’hui, il est considéré comme un des auteurs du XXe siècle les plus importants de ce genre.
“Nous aimons tous les deux les histoires d’Horreur qui se développent très lentement, d’une manière menaçante, en nous plongeant dans l’ambiance”, dit Becky. “Des histoires où on ne voit pas l’horreur, voire même où l’on ne trouve pas de preuves certaines de son existence, mais où on ressent sa présence à travers d’innombrables et infimes soupçons et où on ne va confronter sa vraie nature qu’à la fin. Contrairement à l’Horreur moderne qui se fonde sur plusieurs surprises disséminées tout au long de la narration.”
L’illustration de la couverture. Dessin : Robin Scott
“Ce qu’ajoute Lovecraft à cette formule, c’est la nature extraterrestre, cosmique, de l’horreur”, ajoute Josh. “Au lieu de vampires ou de spectres, ce sont des créatures venues des étoiles ou d’autres temps ou dimensions. Nous regardons l’œuvre de Lovecraft comme un exemple précoce du genre d’Horreur avec un parfum de science-fiction. Et nous adorons le côté sombre et hostile de l’univers.”
“Un raciste virulent”
Un aspect controversé de l’œuvre de Lovecraft est le racisme. Dans son article Wikipédia on peut lire : “(…) Lovecraft a toujours été raciste dans sa vie privée ; sa volumineuse correspondance témoigne de l’ampleur de sa haine raciale (…)”
Les créateurs du jeu en sont vivement conscients :
Josh : “On va commencer par dire que nous reconnaissons que Lovecraft était un raciste décomplexé. Son point de vue sur les personnes de couleur a influencé ses histoires aussi bien ouvertement par des descriptions stéréotypées, que subtilement par des allégories. De même, Lovecraft résumait les maladies mentales au fait de “perdre la raison” d’une manière qui n’a rien à voir avec des vraies maladies mentales et qui peut être insultante envers celles et ceux d’entre nous qui vivent réellement avec ces maladies. Nous avons écrit des paragraphes qui discutent honnêtement de la nature problématique de ces deux thèmes dans l’œuvre de Lovecraft, et nous avons inclus des conseils pour traiter ce genre de sujets.”
Deux objectifs supplémentaires de la campagne de financement ont permis de proposer de longues dissertations sur ces deux sujets. Le premier essai est écrit par le créateur de jeux britannique Mo Holkar sur “Lovecraft et le racisme” et “comment jouer des JdR dans l’esprit de Lovecraft sans copier son intolérance”. Un deuxième est écrit par la créatrice de jeux américaine Shoshana Kessock sur la représentation des problèmes de santé mentale dans les JdR.
Josh : “Le conseil le plus important c’est : parlez de ces problèmes avec votre groupe et mettez-vous d’accord sur ce que vous allez inclure ou pas. Si une seule personne refuse l’inclusion d’un sujet donné, vous devriez l’omettre. Donc, par exemple, si vous jouez dans un décor où des points de vue ouvertement racistes sont normaux et acceptables, ne foncez pas tête baissée pour inclure des PNJ qui débitent ce genre de discours – discutez de ça et laissez-les dehors sauf si vous êtes absolument sûr·e·s que c’est ce que tout le monde veut.”
Pour appuyer cette approche, une partie de la préparation invite les participants à bannir des éléments ou des thèmes qu’ils trouvent désagréables, avec des incitations à envisager de bannir les thèmes racistes et les personnages “perdant la raison”. Les auteurs recommandent d’utiliser la Carte X ptgptb, un mécanisme de sécurité créé par l’auteur américain John Stavropoulos.
Becky : “Je ne suis pas fan de l’inclusion, même faible, des thèmes racistes dans les JdR lovecraftiens. Nous n’imposons pas aux joueurs ce qu’il faut faire mais nous ne voyons pas assez d’avantages dans l’inclusion de ces thèmes pour contrebalancer le risque que cela ruine l’expérience de jeu d’un joueur. À l’inverse, l’effet de l’horreur sur l’esprit humain est un ingrédient-clé des histoires de Lovecraft. Donc nous analysons les différentes sortes d’impact que l’horreur peut avoir sur l’état mental ou le comportement d’une personne, sans retomber dans des stéréotypes. Tout ça pour dire qu’il s’agit avant tout d’interpréter un personnage et pas un ensemble de symptômes. Ce que nous évitons, c’est de fournir des règles qui forceraient tout le monde à représenter des symptômes psychologiques particuliers, ou d’en inclure si on n’en veut pas.” (1)
Pas de Cthulhu
La ménagerie des créatures étranges et terrifiantes de Lovecraft a été popularisée à travers des BD, jeux de table, jeux vidéo, jeux de rôle et même à travers des peluches. Cthulhu, Yog-Sothoth et Nyarlathotep sont des noms familiers à la plupart des rôlistes. Les auteurs de Lovecraftesque veulent que les joueurs créent leurs propres monstres au lieu de recycler les classiques.
Illustration intérieure
Josh : “Nous n’essayons pas de nous débarrasser des dieux morts et des cultes cachés – ce sont les éléments de base de ce genre littéraire. Mais au lieu de Cthulhu, vous créez votre propre dieu dormant. Au lieu du culte de Dagon, vous créerez votre propre culte.”
Becky : “Lovecraft est bien connu pour son bestiaire. Mais ce qu’il a écrit va au-delà de ça et c’est ce que nous essayons de faire ressortir. Lovecraft avait le truc pour construire un mystère, en commençant par décrire un incident singulier mais explicable, puis en découvrant les strates jusqu’au moment où la monstruosité est révélée alors que toute preuve tangible est détruite. Nous souhaitons rendre populaire de nouveau ce genre d’histoires à petit feu.”
Pour aider les participants à créer leurs propres histoires “lovecraftesques”, les auteurs ont inclus des conseils pour [simuler] son style d’écriture, ainsi que des listes de sources pour trouver l’inspiration. Le jeu utilise un jeu de cartes spécial qui guide l’histoire vers des thèmes lovecraftiens. Chaque carte représente un des clichés narratifs de Lovecraft – un artefact étrange, des cultistes, ou un voyage dans le temps par exemple.
“Chaque carte vous permet d’introduire des éléments appropriés pour un thème lovecraftien particulier, permettant souvent de briser les règles normales du jeu”, explique Becky.
Tout est financé
30 jours en 2016, ont suffi à financer le projet, notamment les livres et les cartes.
“Nous faisons une collecte de fonds pour la mise en page de Nathan Paoletta et les illustrations de Robin Scott, et aussi pour les frais de port, bien sûr”, disait Josh à l’époque. “La mise en page de Nathan nous a vraiment emballés : le livre va avoir l’air d’un carnet de notes abimé se dégradant de page en page, avec des notes de plus en plus horrifiques en marge.”
Ceci vous donnera une idée du jeu.
Exemple de mise en page
NdT : vous trouverez Ici la version quickstart gratuite VF de Lovecraftesque. La version complète existe mais est payante.
Nathan Paoletta est lui aussi un créateur de jeux expérimenté et vient de publier le JdR à succès World Wide Wrestling RPG (2)
Becky : “Nathan, Robin, et d’autres créateurs de jeux ont donné de leur temps sans compter, pour nous conseiller et nous soutenir durant ce projet. C’est ce que nous aimons chez la communauté de créateurs indépendants, et nous en sommes très reconnaissants.”
Les auteurs ont publié sur leur site web Black Armada des articles sur les campagnes de foulancement de JdR. Ils espèrent que cela aidera d’autres créateurs souhaitant publier eux-mêmes leurs œuvres.
Article original : Not in the spaces we know, but between them
(1) NdT : Il existe un mécanisme narratif très intéressant pour simuler la folie : que le Narrateur change la perception du personnage, pour lui décrire le monde tel que sa folie le voit, mais sans que le joueur le sache. C’est dans L’Enveloppe fait tic-tac : la folie dans le JdR ptgptb [Retour]
(2) NdT : Une présentation de ce jeu de catch ici. Une version “démo jouable” gratuite en français se trouve là. Ces fichiers étaient ici et là sur les pages "le père noël geek" de 500 Nuances de Geek avec plein d'autres JdR indies gratuits! [Retour]
Pour aller plus loin…
- Retrouvez cet article et d'autres sur le phénomène Mythe de/Appel de Cthulhu dans notre e-book spécial 130e anniversaire de Lovecraft n°26 : Bons baisers de R'lyeh
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