L’Art d’arbitrer 12 – Cacher ou révéler le seuil de difficulté

NdT: ne cherchez pas le chapitre 11, nous ne l'avons pas traduit ! Vers l'article 10

Banksy - Dorothy in the Security State

Il est temps de parler d’un sujet étonnamment controversé : est-ce que le MJ devrait révéler à ses joueurs et joueuses le seuil cible d’un test de compétence ?

(Sérieusement, allez sur n’importe quel forum de JdR, posez cette question et regardez à quel point la discussion est à couteaux tirés neuf fois sur dix).

Mon approche personnelle à propos du seuil de difficulté affiché ou pas est de considérer cette question comme un outil plutôt que comme une posture idéologique, son utilisation étant un mélange d’utilité et de sens pratique. Quelle information de l’univers de jeu le seuil de difficulté représente-t-elle ? Les personnages y ont-ils accès ?

  1. Si le seuil de difficulté représente quelque chose que les personnages peuvent observer directement, donnez aux joueurs le seuil à atteindre pour réussir le test. Un exemple simple pourrait être la difficulté à sauter au-dessus d’une crevasse : le personnage peut en effet voir la crevasse et avoir une bonne estimation de la difficulté. En informant le joueur, vous l’aidez à y voir aussi clair que leur personnage.
  2. Si le seuil de difficulté représente quelque chose que les PJ ne peuvent pas observer, gardez le seuil caché. Par exemple, ils et elles sont en train de traverser une jungle et je veux savoir s’iels repèrent un indigène qui se cache dans la canopée au-dessus d’eux. La difficulté du repérage est basée sur le talent des indigènes pour se dissimuler. Est-ce que les PJ en ont une idée ? Non. Ils ne savent même pas que ce sont des indigènes qu’ils essayent de détecter. Donc, les joueureuses n’ont pas à connaitre le seuil de difficulté.
  3. Si vous vous sentez d’humeur espiègle, vous pouvez donner à vos joueurs une estimation du degré de difficulté, basée sur ce que leurs personnages savent, et ne révéler la vraie valeur de difficulté que lorsqu’ils auront réalisé leur erreur. « Le type est debout, nu au milieu du champ. Ça devrait être vraiment, vraiment simple de le toucher… » « Ton tir rebondit sur le champ de force qui l’entoure, le toucher pourrait être plus compliqué que tu le pensais ».

Quand j’ai un doute, je ne vais en général pas donner aux joueurs le seuil de difficulté. Mais dans certains systèmes, cette position de principe peut être bousculée pour des raisons pratiques. Par exemple, dans L’Appel de Cthulhu, on applique la difficulté au score de compétence des personnages, et tente ensuite d’obtenir un résultat inférieur à ce score modifié. J’ai trouvé que c’était en général plus simple de donner aux joueur-euses le bonus ou malus et qu’iels annoncent simplement leur succès ou leur échec, plutôt que de leur demander de me donner une marge de réussite et de la comparer ensuite au niveau de difficulté. Votre expérience peut diverger, évidemment.

Au-delà de l’aspect pratique et de l'efficacité lors de la partie, plusieurs facteurs influencent ma méthode. Tout d’abord, les joueuses perçoivent le monde de jeu via une bande passante plus limitée que leurs personnages : elles s’appuient presque entièrement sur des descriptions verbales imprécises, alors que leurs personnages ont accès à toute la panoplie des perceptions sensorielles. Bien qu’il soit vrai que leurs personnages ne puissent pas forcément mesurer leur chance de réussir une tâche avec une certitude mathématique, je trouve que donner une valeur de difficulté permet néanmoins d'obtenir des résultats plus significatifs avec les PJ. Ça évite par exemple de les faire sauter par-dessus des crevasses qu'aucune personne sensée n'oserait franchir si elle pouvait les voir de ses propres yeux. Le seuil de difficulté affiché réduit la fréquence des malentendus entre le MJ et les joueuses. Ce qui peut aider à réduire le bon vieux problème de « tu es sûr que tu veux faire ça ptgptb ? ».

D'autre part, il y a de nombreuses circonstances où les joueur-euses vont être capables de se représenter le seuil de difficulté. Par exemple lorsque plusieurs joueurs vont réaliser plusieurs attaques contre une classe d’armure fixe. Dans certains cas, cette expérience peut être particulièrement immersive, comme lorsque les personnages réalisent lentement à quel point leur partenaire de duel est talentueux, avant de déclarer qu’en réalité, iel n’est pas gaucher par exemple. Mais cela permet aussi de montrer que connaître le seuil de difficulté ne fait pas imploser instantanément l’immersion, et même dans des circonstances où le seuil de difficulté est initialement caché, il est souvent censé de dévoiler explicitement le secret « mécanique » après un court laps de temps, parce que c’est pratique ou accélère le jeu.

« Pourquoi tu souris ? Parce que je sais quelque chose que tu ignores... ». Le faux gaucher vraiment trop fort Inigo Montoya. The Princess Bride de Rob Reiner, 20th Century Fox, 1987.

Jeux à dépense de ressources

Depuis environ 2007, nous avons vu une profusion de mécanismes rôlistiques où, pour tester une compétence, le joueur va dépenser des points depuis une réserve limitée. Gumshoe grog et le Cypher System grog en sont des exemples communs, avec des points dépensés depuis des réserves de compétences ou d’attributs afin d’apporter un bonus au test. Tales From The Loop grog offre une autre variété, avec toute une gamme de réserves de ressources qu’on peut dépenser pour relancer les dés après des échecs.

Couverture de Tales from the Loop

J’ai trouvé que ce genre de systèmes – en particulier ceux du type Gumshoe et Cypher System – requiert un soin particulier quand on en arrive au sujet de dévoiler ou dissimuler le seuil de difficulté. Dépenser à l’aveugle des ressources limitées sur des tâches d’une difficulté obscure n’a en général pas l’air de bien fonctionner dans ce genre de systèmes : les joueurs sont souvent frustrés et dépensent trop leurs ressources, ce qui peut rapidement propulser une séance de jeu au-delà des limites strictes du système alex et limiter beaucoup la création efficace de scénarios.

Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que le seuil de difficulté ne devrait jamais être inconnu dans ce type de jeux. La saveur occasionnelle d’un test de recherche de difficulté inconnu, par exemple, peut être vraiment gratifiante. La joueuse ne sait pas s’il y a quelque chose de caché dans la pièce, ou si ça pourrait être important, donc elle doit faire un choix difficile de l’effort à exactement investir dans cette recherche. Lorsque son personnage est confronté à une créature inconnue, elle doit choisir entre tirer à l'aveuglette ou prendre le temps de bien viser. C'est immersif et efficace.

Mais si toute la partie est nimbée d’un mystère perpétuel, c’est beaucoup moins efficace en pratique. Cela rend confuse toute prise de décision, particulièrement dans ces JdR à dépense de ressources, et ça affecte l’immersion.

Une autre manière de considérer cette question est de considérer qu’il y a un « seuil de connaissance » à partir duquel le ou la MJ considère qu’il est approprié de révéler le niveau de difficulté. Ce seuil, toutefois, est simplement un curseur. Je vous suggère de réduire radicalement votre seuil, avec ces mécanismes de dépense de ressources - en particulier si vous le maintenez habituellement à un niveau élevé.

Pour ces JdR à dépense de ressources, j’ai aussi inventé le terme de « test de routine », comme ça je peux toujours demander des tests de Perception de routine pour déterminer quel personnage repère quelque chose en premier avant que tout le monde ne crame ses points de ressources, hmmm… inutilement.

Tâches incertaines

Traveller: 2300 grog incluait une méthode de résolution intéressante que je n’ai jamais vue reproduite ailleurs, mais qui pourrait être facilement adaptée à presque n’importe quel système de JdR. Cette méthode conviendrait à n'importe quelle tâche incertaine dont le succès ou l’échec réel ne serait immédiatement clair pour le personnage, comme rassembler des informations, convaincre quelqu’un de vous aider à enfreindre la loi, ou repérer une pièce d’équipement défectueuse :

… La joueuse et l’arbitre lancent tous deux les dés pour obtenir un succès (l’arbitre en secret).

  • Si les deux échouent, l’arbitre ne fournit aucune vérité.
  • S’il l’un obtient un succès et pas l’autre, l’arbitre fournit un peu de vérité.
  • Si les deux réussissent, l’arbitre fournit toute la vérité.

Dans tous les cas, l’arbitre n’indique pas si la réponse ou l’information obtenue est fausse, un peu vraie ou tout à fait vraie.

  • Un résultat aucune vérité indique que le personnage est totalement induit en erreur quant à la réussite de sa tentative [Le PJ croit avoir réussi/raté mais se trompe (NdT)]. Les informations obtenues sont complètement fausses.
  • Un résultat un peu de vérité veut dire que le personnage a une vague idée du succès de sa tentative. Iel obtient quelques informations valides.
  • Un résultat de toute la vérité signale que la personne ne se trompe pas sur le succès de sa tentative. Le PJ récolte des informations tout à fait exactes.

À cause de la nature cachée du jet de l’arbitre, le personnage ne peut pas être certain de la qualité de l’information ainsi obtenue [même si la joueuse en a une idée grâce à son propre jet (NdT)]. Un arbitre peut donc voir des PJ douter de toute la vérité, n’accepter aucune vérité, ou accepter la totalité d’un peu de la vérité.

Marc Miller, le créateur principal de Traveller: 2300, écrivit à propos de ce mécanisme dans la rubrique Traveller : 2300 Designer’s Notes (en) dans Challenge Magazine n°27 :

Installer des charges explosives pour des démolitions est une tâche incertaine dans les règles de Traveller : 2300. Elle y est classée comme facile et n’importe qui, peu importe sa compétence, va généralement y parvenir.

Une fois de temps en temps, l’arbitre va obtenir un échec alors que la joueuse obtient un succès : d’une manière ou d’une autre, le détonateur n’a pas marché (alors que tout semblait ok), et les explosifs n’exploseront pas au moment prévu.

Et une fois de temps en temps, la joueuse va obtenir un échec (son PJ réalisera immédiatement qu’elle a mal raccordé les explosifs) ; elle pourra tout de suite recâbler le dispositif pour tenter de réparer l’erreur.

Et parfois, la joueuse va obtenir un échec et entendre l’arbitre lui dire que les charges ont explosé [et le PJ avec…] – parce que l’arbitre aura lui aussi obtenu un échec.

Cette méthode est un moyen incroyablement intelligent de réintroduire de l’incertitude dans la perception des joueureuses (et de leurs personnages) tout en adoptant les avantages pratiques de leurs jets et des seuils de difficulté révélés. Je pense qu’elle mérite d’être bien plus connue et utilisée.

Sélection de Commentaires

Dan Dare :

Quand j’ai lu cet article en avant-première sur Patreon, je me suis souvenu de la technique pour les tâches incertaines que j’ai utilisé pour Traveller avant même que 2300 ne sorte. On m’a demandé de l’écrire sur RPG Geek (en).

L’idée est que vous gardez le mécanisme de test de compétence tel quel, sauf qu’un des deux dés est lancé par l’Arbitre et que son résultat reste caché au joueur. Celui-ci doit estimer son succès sur la base des informations disponibles.

Dans mon esprit, c’est un mécanisme fortement associé [à la perception des joueureuses (NdT)]. Le personnage a réalisé une tâche et a un certain niveau de confiance dans la façon dont il s’en tire : parfois il est sûr de lui, d’autres fois pas vraiment. Le joueur dispose de l’information de son jet de dé, et il est précisément au même niveau de connaissance que son personnage sans que le MJ n’ait rien à dire.

Considérons un jet du MJ complètement caché.

  • Le joueur peut connaître le seuil de difficulté et peut estimer ses chances de succès, mais le lancer de dé ne lui fournit aucune information supplémentaire. On pourrait utiliser ce cas de figure dans les situations où le personnage ne peut vraiment pas savoir comment les choses ont tourné : il ne peut qu’essayer et voir si cela fonctionne.
  • Avec un seuil de difficulté caché, le personnage ne connait pas les chances de succès à l’avance, mais le lancer de dé donne aux joueur-euses des informations supplémentaires sur le degré de réussite de la tâche réalisée, bien qu’iel ne sache pas si c’était suffisant. Cela les laisse dans la même situation qu’avec un lancer secret : iel ignore comment les choses se sont vraiment passées.

Je pense qu’utiliser à la fois un jet complètement secret et cacher le seuil de difficulté est vraiment bizarre. Je n’ai pas trouvé à quoi ça pourrait servir.

Silverionmox

Une autre idée sur la méthode « jet miroir caché » :

Le joueur et l’arbitre font un jet avec le même type de dé. S’ils obtiennent le même résultat, l’information exacte est révélée. Le joueur, en revanche, ne saura pas si le chiffre qu’il a fait au dé est bon ou mauvais, puisqu’il n’a pas de référence de difficulté. Il ne saura donc pas si l’information est correcte ou pas.

On peut étendre cela pour inclure une compétence pertinente. Par exemple si un joueur obtient un 3 et qu’il a une compétence qui lui donne +1, alors il pourra égaliser avec un 2, 3 ou 4 du dé de la MJ, lui offrant une meilleure plage de correspondance et donc d’information correcte.

Cela peut aussi être étendu pour inclure de fausses informations : la MJ lance des dés de couleurs différentes pour chaque composante de l’information (fausse ou non) qu’elle pourrait vouloir donner, puis intègre les informations de tous les dés correspondants dans la réponse.

Article original : Art of Rulings 12 – Hidden vs. Open Difficulty Numbers

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