L'Art de faire connaitre son art

Pour mon plus grand malheur, comme on dit, je suis un artiste. J'écris des trucs, je crée des jeux. Bon sang, c'est difficile de le dire, de le dire et de le penser vraiment, de le dire sans trembler. Sans se dépêcher de se justifier.

Retour en 2006, le 1er juin. Je suis entré dans le monde merveilleux de faire de l'art pour de l'argent, quand je reçus ma première commande rémunérée de la part des gens merveilleux merveilleux formidables de chez l’éditeur] Green Ronin grog pour la deuxième édition du JdR Warhammer Fantasy grog. Mais, alors que je savais beaucoup de choses sur Warhammer, j'avais beaucoup à apprendre sur la pige. J'ai fait des erreurs, comme essayer d'accepter toutes les propositions de travail qu'on me faisait ; peu importait le nombre d'heures (non payées) que me prendraient les recherches et même si le projet ne m'intéressait pas vraiment. J'étais pauvre, et j'avais désespérément besoin d'argent, mais c'était malgré tout une mauvaise idée. Pour moi, en tout cas. Cela pourrait en être une bonne pour quelqu'un d'autre. Mais je devais encore décider quel genre d’indépendant je voulais être et comment le devenir.

Être un artiste, c'est difficile. Pour plein de raisons. Il faut des années pour maîtriser une forme d'art, et on comprend qu'on ne peut jamais s'arrêter d'apprendre, même si on le voulait. Il faut perpétuellement se réinventer et se rééduquer, car on veut et on a besoin de faire des choses différentes, de raconter des histoires différentes, parce qu'on devient une personne différente. Et ça, c'est juste la partie « artistique ». Il s'agit juste de prendre une idée dans votre tête et de la matérialiser dans le monde réel. C'est un processus extrêmement difficile ; ce n'est ni sans danger, ni réconfortant ni même particulièrement satisfaisant. C'est un enfer d'y parvenir, et le faire correctement est d'autant plus perturbant.

Après ça, il y a absolument tout le reste. L'art de présenter son art à un public. Et l'art d'en obtenir quelque chose en retour. Ces deux tâches sont remplies de récifs d'agonie cachés et parsemés de puits sans fond de désespoir.

NdlR : pour mettre en perspective l’avis de Steve, il faut savoir qu’il est atteint d’une grave dépression qui l’a mené au bord du suicide dans sa jeunesse. Au point où, s’il lit un jeu qu’il trouve meilleur que le sien, il est découragé d’avancer sur ses propres projets. Il est aussi hypersensible et s’est auto-diagnostiqué autiste. Toutefois, en 2019-2020 ses jeux ont été financés par kickstarter : le jeu de cartes pour enfants Baby Dragon Bedtime, le JdC collaboratif There's Been A Murder à la façon d’Agatha Christie, le JdR contemporain-fantastique Relics: a game of Angels, le jeu de construction d’histoires à partir de clichés d’intrigues Elevator Pitch … et toute critique positive l’enchante !

Bizarrement, Internet n'est pas d'une grande aide. Il a facilité la créativité mais aussi l’accès aux créations. Oui, il est possible d'avoir un stand au marché mais maintenant ce marché est ouvert à tous les êtres humains du monde. Et Kickstarter n'aide pas beaucoup non plus. Certes, ça aide énormément pour obtenir une avance d’argent, à condition qu'on sache vendre une idée à des gens qui n'ont pas la possibilité de jouer au produit avant. Ça aide, mais cela demande d'apprendre de nouvelles compétences pour l’utiliser.

Sur les quarante ans de ma vie, la moitié fut nécessaire pour être à l'aise avec l'idée de faire quelque chose de créatif et de me dire « OK, c'est fini, c'est pas mal ». Avant, je l'accrochais à un mur et je me disais « Oui, c'est de l'art ». Ou alors, je le postais sur un site Internet où une ou deux personnes jetaient un œil. J'appelais ça « la corbeille à art ». Je mettais des trucs dans la corbeille et si ça intéressait quelqu'un, il pouvait se servir ou, sinon, cela serait jeté à ma mort. Mais la semaine dernière, j'ai cruellement manqué d'argent donc j'ai dû vendre certaines créations de mon panier. Et, bon sang, autant escalader une montagne.

Si vous lisez cet article, vous avez sans doute déjà vu les jeux que je vends gofundme (en) [Go Fund Me, un site de financement participatif (NdT)]. C'est ça, le problème. Mon commerce a atteint la limite de son public avec trente acheteur·euses. J'ai atteint la limite de mes compétences actuelles dans l'art obscur de Toucher un Public avec Mon Art.

Je ne dis pas ça pour décourager qui que ce soit, c'est juste pour souligner un point important. Souvent, on oublie d'en parler. C'est habituellement le chapitre neuf sur dix du livre « Comment être écrivain.e ». Alors que ça devrait être la deuxième partie sur trois, au moins.

Heureusement, j'ai rencontré il y a peu les gens de Invincible Ink (en), qui ont beaucoup appris dans l'art de trouver des jeux pour les personnes qui veulent y jouer. Mais Talen [un game designer très actif sur son compte Twitter (en) qui, comme Steve Darlington, se présente comme quelqu'un qui « écrit des trucs et fait des jeux (en) » (NdT)] a souvent tweeté sur l'ampleur de cette lutte. Ces gens-là ont trimé en se rendant à des conventions pour gagner en visibilité, ce qui coûte une fortune. C'est un premier pas. Mais cela reste une bataille ardue. Il faut encore apprendre en expérimentant et essayer de résoudre une énigme que peu de personnes ont la clé et dont encore moins de personnes parlent. Il reste encore à amener le jeu au public qui souhaite y jouer. Avant, c'était l'éditeur qui faisait ce genre de choses et cela peut encore être le cas aujourd'hui. Uniquement si vous vivez aux États-Unis ou au Royaume-Uni et que vous parvenez à décrocher à des séances de présentation de prototypes avec un éditeur (même si cela commence enfin à se faire en Australie). Mais ces maisons d'édition ne publient que peu de petits jeux et, le plus souvent pas de JdR. Même si les jeux indépendants ont leur public, l'ère [du forum de création de jeux de rôle indépendant] The Forge ptgptb est à présent derrière nous : bonne chance pour être remarqué.e dans la horde.

Maintenant, je me demande si, en allant à des conventions avec des versions papier de mes JdR, trouveront-elles preneur ? Combien de démonstrations dois-je faire ? Combien de démonstrations ou de festivals ai-je envie de faire ? Combien ça va me « coûter », dans tous les sens du terme ? Et combien ça devrait me rapporter pour valoir le coût ? Comment trouver un juste milieu entre tout ça et le fait de simplement mettre ce jeu dans ma Corbeille à Art avec un Patreon (en) pour les personnes qui se servent ? Dois-je faire de la publicité ? Comment ? Quand ? Où ? À quel prix ? Quand j'ai mis mes œuvres sur Go Fund Me, j'ai dû faire face à ce genre de questions.

Et quand je vois le succès des jeux de Invincible Ink (surtout les jeux de cartes aussi légers que les miens, comme le très drôle CrowdFund This qui se rapproche de mon jeu sur des synopsis de films sans queue ni tête) [il dit s'agir de Elevator Pitch (NdT)] , dois-je imprimer mes propres jeux de cartes ? Les amener à des conventions ? Ou les mettre sur DriveThruCards [site faisant partie d'un regroupement en 2001 de magasins dédiés aux jeux de rôles, comics et livres de fiction, en numérique ou imprimés à la demande (NdT)], puis espérer et prier pour qu'au moins une personne les achète ? Ou est-ce que j'espère plutôt une centaine de ventes, en lançant un Kickstarter (mince, Crowfund This est une satire de tout ce questionnement, la boucle est bouclée).

 

Il a fallu que je réalise qu'obtenir de l'argent, c'est une compétence. Je fus désorienté pendant quelques jours quand l'argent a commencé à tomber. Puis, je fus encore plus perdu quand ça s'est arrêté. Je dus apprendre à cesser de vérifier le total d'argent récolté presque tous les jours. Et j'ai dû apprendre que le suivi était important, mais pas au point de laisser les choses importantes avoir raison de ma santé mentale.

Et dans tout ce que je viens de dire, j'ai oublié tout le processus de publication. Là encore, il existe de merveilleux outils pour aider de nos jours – on peut avoir des banques d'images gratuites ou pas chères, il y a Kickstarter pour en avoir davantage, GIMP est gratuit à télécharger, [Les magasins d’impression numérique du genre de] Copy Time permettent d'imprimer et de relier (1), mais, sérieusement, qu’est-ce que je suis nul nul nul à tout travail de PAO et est-ce que mes documents écrits sont bons ? Valent-ils le coup d’être imprimés ? Ou est-ce que je réduis le coût en essayant d'apprendre à le faire moi-même (2) ? Personne n'a pu m'aider sur ce point (la leçon à tirer de tout ça semble être « tu te démerdes tout seul, mon gars »).

Et les JdR sont encore relativement faciles à produire puisqu'ils ne demandent pas beaucoup d'artifices. Mes amis de chez SmithSoft ont conçu un jeu génial sur smartphone appelé Pandora's Books (en). Vous devriez le télécharger. Je l'ai vu alors que ce n'était qu'un jeu avec une mécanique (il fallait déchiffrer les mots aux lettres mélangées) et un objectif (il fallait le faire avant que les montres ne vous tirent dessus). Puis, iels ont passé une année environ à rajouter le style graphique, un personnage cool auquel s'identifier, des niveaux et succès à débloquer. Puis ils ont développé un réseau social et ont mis de la publicité dans le jeu pour gagner de l'argent et aujourd'hui, c'est bien plus qu'un JEU… C'est tout ce qu'il faut à un jeu pour que les gens aient envie d'y jouer. Et iels sont aussi présent que possible sur les réseaux sociaux tout en faisant tout ça.

Et c'est gratuit. C'est gratuit, putain. Mais comment faire pour que les gens y jouent ?

Le vieux proverbe dit que si vous construisez une meilleure souricière, le monde se frayera un chemin jusqu'à votre porte. Mais c'est un mensonge. Les souricières se vendent par camion et personne ne va construire de chemin vers où que ce soit sans être guidé et sans échantillons gratuits, et puis même, des échantillons gratuits, il y en a chez le concurrent (3) aussi. La gloire est une loterie et tout ce qu’Internet a fait, c'est d’élargir la vente de tickets au monde entier. Et la gloire n'est pas une chose superficielle – en son centre, il y a les liens : elle permet à l'âme des personnes qui ont le plus besoin de votre art d'y avoir accès.

Heureusement, créer des liens entre les gens et ce qui pourrait les enrichir est ma passion et je me débrouille plutôt bien. C'est pourquoi, je suis critique et professeur et c'est aussi pourquoi je me considère comme un geek drogman [en Orient, mot utilisé pour désigner des personnes essentiellement chargées des fonctions de traducteur.trice mais aussi de négociant.e et d'intermédiaire dans les relations avec le Moyen-Orient et les fonctionnaires au service de l'administration ottomane (NdT)]. Et je ne suis pas le seul. Les réseaux sociaux sont remplis de gens qui disent « Hé, ça, c'est bien, jetez un œil à ça, les gens que je connais, ça peut vous plaire ». Mais malgré tout, ce n'est pas toujours suffisant.

Pour conclure le point à retenir, ou plutôt les points, seraient :

1 – respectez l'impossibilité de la tâche, soyez prêt.e à apprendre autant que faire se peut, tout en acceptant la difficulté et la frustration.

2 – faites tout pour être un bon drogman, créez des liens entre les gens et du contenu, c'est ce qu'il nous faut plus que tout. Ce n'est pas faire de la pub, c'est faire le lien entre l'art et le public ; c’est très important.

3 – acceptez l'importance du public, car évidemment, il est important d'en avoir un. Bien sûr, ça craint de ne pas en avoir. L'argent permet d'avoir de quoi manger et un toit au-dessus de la tête, vous le méritez et le capitalisme vous prive de toute possibilité de les obtenir autrement.

4 – n'oubliez jamais que la tâche est ardue et que cela ne reflète en rien la qualité de votre travail. Dans la tempête hurlante qu'est Internet, on peut passer à côté des choses les plus géniales qui soient. L'Art, ce n'est pas [la comédie romantique] Nuits blanches à Seattle wiki, c'est Brief Encounters wiki (en). Des choses se perdent. Van Gogh en savait sans doute plus sur la peinture que n'importe qui à ce jour, et il a repeint sur ses anciennes peintures [par manque de toiles (NdT)] toute sa vie, encore et encore, juste pour gagner de quoi subsister.

C'est une tragédie mais, ça aussi, ce n’est pas grave.

Post d'origine : The Art of being seen


(1) NdT : … et de vous sauver les miches à la veille de la GenCon quand vous n’avez aucun exemplaire de Unknown Armies ptgptb à présenter sur votre stand [Retour]

(2) NdT : Pierre Gavard voit au fait de faire tout lui-même ptgptb l’opportunité d’acquérir de nouveaux talents, p.ex. le dessin. [Retour]

(3) NdT : l’article sarcastique Démolir le rêve du rôliste ptgptb dresse un portrait diabolique des concurrents… [Retour]

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Pour aller plus loin…

Retrouvez d'autres articles sur le thème de "faire voir ses créations" dans l'ebook PTGPTB n°19, la deuxième partie du rassemblement d'articles sur la création de JdR : Créer son JdR : l'avis des pros.

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