La Montagne : les coulisses d'un éditeur américain

présente…

Éditer des jeux de rôle est un business comme un autre. Il faut juste savoir à quoi on s’attaque.

NDLR : Troll Lord Games est un petit éditeur qui surfe sur l’explosion du phénomène d20, et cible les vieux rôlistes qui ont la nostalgie de leurs débuts dans les donjons de l’heroic-fantasy. Cela, grâce à la signature prestigieuse de Gary Gygax. Ses produits sont luxueux mais chers. S’il emploie des salariés à plein temps – ce qui semble impossible en France –, cela reste un rare témoignage optimiste, de 1re main…

En 2001, alors que j’étais inscrit à la GAMA [Game Manufacturers Association : association américaine rassemblant tous les professionnels du jeu, qu’il soit de rôle, de plateau ou de cartes à collectionner (NdT)], j’ai assisté à une table ronde sur le marché du jeu de rôle. Tous les membres du panel, à l’exception d’un seul, affirmaient “Ne démissionnez pas de votre boulot normal. Il est impossible de vivre du JdR”. Cela m’a marqué et m’a paru bizarre, étant donné qu’il semblerait bien qu’il y ait tout un groupe de gens comme vous et moi qui gagnent leur vie en publiant des jeux de rôles. Bien sûr, je n’avais rejoint cette association que depuis quelques mois et je ne me sentais pas assez à l’aise pour dire quoi que ce soit, mais j’ai pensé très fort “Que le diable m’emporte si c’est impossible !”. Nous le faisons. Des tas de gens gagnent leur vie en produisant des jeux de rôles. Alors je me suis demandé “Mais bon sang, de quoi parlent ces gens ? Créer des jeux de rôles est un business comme un autre. Il faut juste savoir à quoi on s’attaque.”

Mac Golden, Davis Chenault et moi-même avons fondé Troll Lord Games en 1999. Nous avons tâtonné pour trouver un bon accord, cherchant la formule qui nous correspondait le mieux, pour nous et pour TLG. Nous avons eu nos succès et nos échecs. Nous avons travaillé avec des effectifs squelettiques (allant jusqu’à une équipe d’UNE personne, pendant ce que nous avons appelé l’“Âge des problèmes”). Nous nous sommes épuisés sur des conventions. Il y eut les inévitables longues nuits blanches ainsi que les jours qui se terminaient avant même d’avoir commencé. Et face à ces succès et à ces échecs, la société a considérablement évolué. Mac nous a quitté et Todd Grey a rejoint l’équipe. Davis est également passé à temps plein et après plusieurs années et beaucoup “de sueur, de sang et de larmes”, nous nous sommes arrêtés sur un “concept” qui nous plaît. Il y eut les inévitables leçons que nous avons apprises en cours de route.

Permettez-moi une petite allégorie et je vous donnerai quelques conseils… pour que vous puissiez évoluer aussi. Ce métier, publier des jeux de rôles, a été, et est toujours un peu similaire à escalader une montagne. Vous commencez tout en bas, regardez le sommet, avec rien d’autre pour vous aider qu’une solide paire de chaussures, un peu de magnésie et vos propres capacités. En route vers le sommet, vous glissez, vous chutez, vous vous hissez péniblement sur des corniches qui donnent sur le vide en dessous de vous. Vous gîtez avec des ours et vous vous réveillez avec encore plus d’escalade à accomplir. Parfois, vous êtes suspendu par le bout des doigts, découvrant une prise où poser votre orteil juste avant de chuter. Mais au final, vous allez vous atteler à la tâche, transpirer sang et larmes et vous hisser vers le but, sachant qu’à chaque succès, vous vous rapprochez d’autant du sommet. Voilà métaphoriquement à quoi cela ressemble.

Maintenant, en vrai, c’est comme faire vivre n’importe quelle autre entreprise. Il vous faut une idée, un moyen de la mettre en œuvre, puis il faut la mettre en forme, la produire et la vendre. Il vous faut prendre ce concept, ce produit, quel qu’il soit, et le mettre sur le marché pour que tout le monde puisse le voir. C’est une haute montagne à escalader.

Nous nous sommes jetés dans l’arène de l’édition juste avant la sortie du d20. Nous avons publié une série de scénarios génériques (certains d’entre vous s’en souviennent peut-être, avec les classiques couvertures détachables) et un petit univers. Nous avions des dés promotionnels très classes pour attirer les passants sur notre stand à la GenCon. Cela a bien marché, mais nous nous sommes vite rendu compte que ce n’était pas ce que nous avions imaginé. À 5 dollars l’unité, nous pensions que les gens allaient se ruer dessus. Ils étaient beaux, petits, faciles à utiliser et bon marché. Ils allaient partir en moins de deux secondes. Comme nous nous trompions !

Le marché où nous étions entrés était beaucoup plus gros que ce que nous pouvions imaginer. Le “milieu” du jeu de rôle est une sous-culture internationale très active, s’épanouissant dans la matrice d’une culture populaire encore plus vaste, personnifiée par les films, les livres, les comics et la bande dessinée, l’art et la poésie, de science-fiction et de fantasy.

Le milieu sous-culturel du jeu de rôle trouve sa genèse dans Donjons & Dragons au début des années 1970. Depuis, il n’a cessé de croître. Un marché qui s’auto-alimente, celui de la création et de l’édition de jeu de rôle, a attiré des gens étonnamment intelligents. Et ils aiment tout autant l’idée de créer des jeux que celle d’y jouer. Et ce qui m’étonne vraiment personnellement (mes collaborateurs un peu moins), c’est que le public des rôlistes en général aime tout autant le concept de création de jeu de rôle, au moins autant qu’ils aiment y jouer. Ce fut la révélation. Ce n’est pas un marché qui repose sur le “geek” du coin qui se met autour de la table avec ses potes pour trancher du dragon. Ça, c’est le stéréotype. C’est une culture faite de gens qui aiment jouer. Ils adorent jouer pour le plaisir de jouer. Plus le jeu est bon, plus il est intéressant, et plus ils y jouent.

Les incroyables succès viennent de ces sociétés qui, partant de leurs propres visions, les articulent bien et les amènent au public de joueurs. Wizards of the Coast, qu’ils aient ou non créé Donjons & Dragons, trouva sa genèse dans Magic : l’Assemblée. C’était un jeu bien conçu auquel les gens ont adoré jouer. Il a même éclipsé D&D par sa notoriété. Mage Knight [des figurines à collectionner (wiki en) (2000-2005) du type Héroclix, avec leurs caractéristiques sur un socle tournant (NdT)] est un autre succès. Cela a changé la manière dont nous jouons.

Ce fut la première leçon. Ce marché, ce ne sont pas uniquement les rôlistes du samedi soir qui se retrouvent autour d’une pizza. C’est une véritable sous-culture avec une longue histoire et des composantes très diverses. Il y a une profondeur dans ce milieu.

À la GenCon, nous avions trouvé une prise sur la paroi de cette montagne, mais l’escalade n’avait même pas commencé. [Le système] d20 s’est répandu tel un feu de prairie à notre première GenCon. Quand nous sommes revenus dans notre ville de Little Rock, nous avions largement de quoi réfléchir. Le d20 nous donna une opportunité imbattable. Une opportunité qui ne s’était jamais présentée auparavant. Nous avons décidé de la saisir et avons commencé à publier une série de scénarios avec le logo d20, ce qui a rapidement placé TLG dans les précurseurs. Nous étions en train d’escalader la montagne à grande vitesse.

Mais en même temps, nous étions en train de réaliser que l’ascension ne serait guère aisée. C’est beaucoup de travail. Nous devions créer des produits qui correspondaient au concept d’un bon JdR, que ce soit du d20 ou non. C’était ça la partie difficile. Cela demanda du temps et un niveau de concentration qui nous ont éloigné de nos activités normales consistant à boire du soda et regarder l’herbe pousser. Rapidement, cela devint épuisant et exigea plus de temps que ce que nous pensions. D’autres éditeurs, mieux préparés à la gestion du côté sérieux de la production de JdR, mieux ancrés dans le paysage rôliste, sont allés de l’avant, alors que TLG stagnait.

Ce fut la deuxième leçon. Il faut vouloir faire ce métier. Si ce n’est pas le cas, vous n’y arriverez pas. Vous devez vouloir créer ou écrire des jeux auxquels d’autres gens vont jouer. Nous avions trouvé des prises sur la montagne, mais nous nous sommes arrêtés. En regardant vers le haut, nous devions décider si nous voulions vraiment aller au sommet ou non.

Mac, pour de nombreuses raisons, dut nous quitter. Davis également, qui avait trouvé un emploi plus loin dans l’ouest du pays. Je restais seul face à la paroi. Je décidai de me battre. J’ai rapidement découvert que ce que Mac et Davis faisaient, en y ajoutant mes propres activités, représentait un nombre de tâches beaucoup trop important pour qu’un seul homme puisse s’en charger. C’est énormément de travail. Oubliez le côté création. C’est déjà bien difficile. Ce qui est vraiment difficile c’est de comprendre le marché, la structure du réseau de distribution à trois niveaux, qui passait à quatre niveaux (1), les systèmes de distribution, les revendeurs, les distributeurs et les aspects légaux.

Il faut commercialiser le produit et vendre à la fois le nom de la société, le produit et vous-même. Constamment. Si vous ne le faites pas chaque jour, vous allez en souffrir. Et en plus de tout cela, il faut écrire et créer… Vous voyez le tableau.

J’ai travaillé en solo pendant des mois. En sept mois j’ai finalisé trois projets. Tous destinés au marché d20. Le gigantesque livre d’univers Codex of Erde (rpgnet) (2), et le plus récent [2002] Canting Crew (rpgnet) (3). Je suis fier et j’approuve complètement ces livres. Ceci étant dit, chacun d’entre eux aurait pu être mieux, beaucoup mieux (4). Ce fut la troisième leçon. C’est un métier sérieux qui exige de formidables ressources à la fois en temps et en argent.

Codex of Erde The Canting Crew

Nous avions arrimé TLG sur cette montagne, nous nous étions regroupés et préparés à escalader. Alors que nous nous regroupions et ajoutions du personnel et que Davis était revenu, le marché changea. Ce n’était pas nécessairement un changement subtil, mais il était pour le moins surprenant. Les scénarios avaient quitté le navire. L’heure était aux suppléments de règles (source books). Tous les créateurs de jeu du milieu ont rapidement découvert que l’Open Gaming License leur permettait d’ajouter et de créer des règles à l’infini. Et c’est ce qu’ils ont fait. C’était comme si des cordes venaient de descendre de la montagne sacrée et que tout le monde sautait pour les attraper. C’était la bousculade et la concurrence, auparavant amicale… L’idée “Il y a de la place pour tout le monde”… est devenue différente. Tout le monde se bousculait pour être les premiers à sortir des suppléments. C’était une telle pagaille que certaines maisons d’éditions annonçaient des produits similaires le même jour.

C’était là que se trouvait la quatrième leçon. Le marché du JdR est dynamique, constamment en train de changer. Suivre les tendances et faire attention à ce qui va arriver permet de récolter de grands dividendes. Pour revenir à nous, les membres de la confrérie des trolls s’entraidaient pour se maintenir et se hisser sur la montagne. Installant des cordes, des fils de survie et tout le reste. Nous nous étions remis en marche. En revenant sur nos erreurs et nos succès passés, nous avons pu déceler plusieurs points sur lesquels il fallait que nous portions notre attention. Le plus important était notre présentation. TLG partait dans tous les sens. Tous les autres semblaient avoir une idée claire et précise de ce à quoi leurs produits allaient ressembler. Pas nous. Pendant toute la fin du printemps, nous nous sommes efforcés de porter un certain nombre de réflexions pour déterminer à quoi nous voulions que nos livres ressemblent, et ce que nous voulions mettre dedans. Nous avons considéré nos forces et nos faiblesses en tant que créateurs et avons capitalisé sur les premières. Cela donna naissance au nouveau look de TLG. La gamme The Companion [des suppléments de contexte “régionaux” du monde d’Erde, 17 $ pour 80 p.] est alors entrée en phase de développement, arborant cette nouvelle image. C’était quelque chose que nous aurions dû faire dès le départ.

Et la voilà ! La cinquième leçon. La présentation est importante, non pas pour berner le consommateur, mais plutôt pour lui permettre de vous reconnaître. Le distributeur, la boutique et le client ont tous une foule de choix. Définir une marque pour un produit aide à le distinguer (5).

À présent, nous commencions à grimper sérieusement. Une main après l’autre, en tirant et suant, nous extirpant des rochers déchiquetés et brisés de la montagne. Récemment, Todd Grey nous a rejoints. Il a fait l’acquisition de quelques parts de la société, a quitté son boulot, a réduit son salaire et a commencé à travailler à plein temps pour TLG.

Lors de sa deuxième journée de travail chez nous, il était penché sur son ordinateur, réorganisant des morceaux de texte sous Word (en réalité il les préparait pour Word Perfect, car nous, trolls, ne travaillons pas pour le Maître du Monde [Bill Gates (NdT)]). Il s’est tourné vers moi et a dit l’une des choses les plus intéressantes que j’aie pu entendre sur ce métier depuis bien longtemps. Bien sûr, cela arrive après sept mois de semaines de soixante heures à travailler en solo, assis devant mon fichu ordinateur en train de faire tout un tas de choses. Todd était en short et en T-shirt, en train de boire un Pepsi et a dit : “Mec, ce job déchire sa p@#%µ de race !”.

C’est la dernière leçon. Parmi tous les métiers que vous pouvez faire, écrire des jeux de rôles est plutôt cool. Plus que ça, c’est chouette. Demandez aux types de Kenzerco [l’éditeur du magazine Knights of the Dinner Table, qui crée aussi des jeux (NdT)] Ils sont très heureux !

En bref, ce business est comme tous les autres. Il y a un marché, vous pouvez vous y installer et y prospérer. Mais c’est comme n’importe quelle entreprise. Cela demande une idée, du dévouement, un dur labeur et beaucoup d’heures solitaires, longues et angoissantes. Mais encore une fois, quelle entreprise qui marche n’en exige pas ? Bien sûr à part tenir un débit de boissons, je ne peux imaginer que ce soit si dur à faire.

Article original : Guest Editorial (p. 56-57 de Knights of the Dinner Table n°70)

(1) NdT : L’auteur fait ici référence à la structure traditionnelle de la chaîne de distribution, dans sa déclinaison jeu de rôle. L’éditeur vend ses produits au distributeur, qui les vend ensuite aux boutiques, et de là au consommateur final. Le quatrième niveau est l’auteur ou, dans le cas d’un système à licence comme le d20, la négociation de licence avec l’ayant droit du système de jeu source. [Retour]

(2) NdT : Un monde med-fan complet, 254 p. 35 $ ; couverture rigide et luxueuse carte/poster est sorti en 2001, suivi de The Lost City of Gaxmoor rpgnet, un donjon de 80 pages coécrit par les fils de Gary Gygax, Ernie et Luke. [Retour]

(3) NdT : Un guide du monde du crime dans la ville de Ludum, écrit par Gary Gygax. Fourni avec une carte/poster. 180 p, 35 $. [Retour]

(4) NdT : Pour la petite histoire, les finitions de Canting Crew ont été critiquées, par rapport à son prix par page. [Retour]

(5) NdT : Robin Laws explore ce concept en profondeur dans Facteurs de distinction ptgptb[Retour]

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Pour aller plus loin…

Cet article est inclus dans l'ebook PTGPTB n°19, la deuxième partie du rassemblement d'articles sur la création de JdR : Créer son JdR : l'avis des pros.

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