Pas de pot
© Al Bruno 2003
Ma position relative au jeu de rôle s’est toujours apparentée à ces bulles orange dans les lampes à lave ; j’étais parfois suffisamment regonflé pour surnager, mais je finissais immanquablement par perdre en chaleur et par retomber à une table de jeu. Ces quelques derniers mois de ma vie avaient été marqués par de nombreux rencards. En fait, je m'étais retrouvé déchiré entre une très jolie brune bien dans sa tête et une rouquine complètement tarée. Pendant un temps, je n’ai pas réussi à choisir à laquelle me consacrer exclusivement.
Comme la plupart des hommes, je suis allé avec la rousse tarée et ça a fini en désastre. Un désastre très sexy mais un désastre tout de même.
Blessé dans mon ego, je battis en retraite vers le monde des orques assoiffés de sang et des gnomes qui louchent. Je revins à l’appartement de P’tit Pervers.
Moi : Ouah, alors comme ça vous êtes colocs ? Sacrée surprise.
P’tit Pervers : Je pouvais pas payer le loyer tout seul.
El Disgusto : Ben j’ai dû me barrer du sous-sol de mes parents... Ils ont reçu une injonction du tribunal.
Moi : Je vois.
Wes la fouine : Mais c’est pas un peu bizarre ?
P’tit Pervers : Pourquoi ça le serait ?
Johnny la Tangente : Vous savez, ça me rappelle une intéressante histoire avec un miroir et des perruches...
Grobert Smith : Je crois que ce qui interpelle Wes, c’est que tu ne sois plus gêné ou fâché par le fait que ta bien-aimée Asenath se soit une fois empalée sur le bâton enflammé d’El Disgusto.
Wes la fouine : Quoi ? Je croyais que c’était juste son pénis.
El Disgusto : Je pense que nous sommes assez grands pour tourner la page.
P’tit Pervers : Au final, cette histoire nous a rapprochés.
Moi : Les gars, quand je parle de vous à mon thérapeute, il ne me croit jamais.
Johnny la Tangente : ... Et personne ne sait comment Pèche est morte. Etait-ce de mort naturelle ou le miroir a-t-il déclenché une sorte de boulimie version perruche ?
Grobert Smith : Assez avec vos histoires sordides. Voilà mon personnage pour Rifts, c’est un glitter boy (1) loup-garou avec des problèmes d’amour-propre et un diplôme en cosmétologie.
P’tit Pervers : En fait, on ne va pas jouer à Rifts ce soir.
Moi : Quoi ? Mais ça fait une semaine qu’on en parle !
Wes la fouine : C’est peut-être mieux. J’ai entendu dire que jouer à Rifts pouvait causer des problèmes oculaires.
P’tit Pervers : Eh bien je suis désolé, mais j’ai pas mal enchaîné les bars pour célibataires la semaine dernière et j’ai pas eu le temps de préparer quoi que ce soit.
Johnny la Tangente : Vous savez, j’ai trouvé un jeu sur le web qui combine un GN Vampire et le karaoké...
Wes la fouine : C’est quoi le web ?
Johnny la Tangente : Le World Wide Web.
Wes la fouine : Quoi ?
Moi : Oh tu veux parler de ce truc, là, Internet ?
Wes la fouine : Hein ?
Moi : Ouais, Internet... Des millions d’ordinateurs qui communiquent et échangent des informations.
Grobert Smith : J’y crois pas trop. Il ne faudra pas longtemps pour qu’une armée d’avocats en costard et sourire Ultrabrite fasse fermer tout ça.
Moi : Donc soyons clairs. Tu n’as pas préparé le moindre bout de scénario parce que tu étais trop occupé à essayer de tirer un coup ?
P’tit Pervers : En un mot, oui.
Johnny la Tangente : Comment ça s’est passé ? J’aimerais vraiment savoir comment - oh regardez ! Un truc qui brille !
P’tit Pervers : Je n’ai pas réussi à ramener beaucoup de nanas à la maison récemment. Je pense que la plupart des filles sont intimidées par les grosses bites.
Moi : ‘Fin, t’es pas obligé de leur montrer une photo de la tête d'El Disgusto.
El Disgusto : T’as de la chance que la Canne de la Douleur maintienne la fenêtre ouverte.
Wes la fouine : Donc on est censés faire quoi maintenant ? On a les dés qui chauffent et rien pour les lancer.
P’tit Pervers : Et bien, coup de bol, El Disgusto a bossé une campagne D&D.
Moi : El Disgusto veut faire le Meujeu ?
Wes la fouine : Si c’est comme ça, moi, Jeumeu casse.
El Disgusto : J’ai une bonne idée de scénario les gars.
Grobert Smith : Je manque d’enthousiasme. Notre dernier scénario impliquait de tenir le sabre d’un PNJ pendant qu’il combattait Raistlin.
El Disgusto : Tout le principe était que vos personnages prouvent qu’ils étaient dignes de tenir le sabre d’un ninja. Des gens sont mort pour avoir cet honneur. De toute façon, ce scénario sera très différent.
Moi : Tu sais que différent ne veut pas forcément dire meilleur.
P’tit Pervers : Oh allez. On est tous là, n’est-ce pas ? Autant jouer, pas vrai ?
Moi : Ok. Passe-moi un exemplaire du Manuel des Joueurs que je fasse mon personnage.
Johnny la Tangente : Manuel des Joueurs ? Je croyais qu’on jouait à Rifts !
Nous avons tous créé nos personnages et nous sommes mis à jouer. El Disgusto n’a pas tant téléguidé nos personnages que recouru au chantage et à la honte. Si l’un de nous suggérait quelque chose qui différait de ce qu’il avait prévu, il ricanait et levait les yeux au ciel jusqu’à ce qu’on change d’avis.
Assez vite, nous nous sommes retrouvés à bord d’un navire voguant vers l’aventure et l’humiliation.
Wes la fouine : Quelle chance que nous nous soyons tous retrouvés dans cette taverne.
Moi : Ouais...
Grobert Smith : C’était tout à fait fortuit que nous rencontrions ce vieil homme avec sa carte.
Moi : Ouais... Surtout la façon dont il nous a engagés pour aller chercher des trésors dans un temple sacré sur une île au milieu de nulle part.
Johnny la Tangente : Tout ce prologue me rappelle tous ces films de fantasy que j’ai vu. Pourtant, au final, ça ne m’en rappelle aucun.
Moi : Bienvenue dans D&D.
P’tit Pervers : Mon personnage paie le mousse pour s’assurer de son silence et se dirige vers l’avant du bateau pour inhaler l’air frais de la mer.
Wes la fouine : J’aurais aimé qu’on trouve un autre navire.
Grobert Smith : Pourquoi ? Cet équipage me paraît tout à fait compétent.
Wes la fouine : Je ne pige pas pourquoi ce monde a des navires dont l’équipage est entièrement composé d’adeptes du cuir et du SM.
El Disgusto : C’est un collègue de travail qui m’a filé l’idée.
P’tit Pervers : Le Goodkind (2), là ?
El Disgusto : Ouais, Terry.
P’tit Pervers : Il est pas net, tu sais.
El Disgusto : Carrément.
Wes la fouine : Arf. On peut revenir à la partie, s’il vous plaît ?
P’tit Pervers : Après avoir nettoyé son palais, mon personnage se renifle le doigt.
Moi : Je suis franchement perdu, là. Tu n’arrêtes pas de faire des remarques désobligeantes sur les gays. Tu as refusé de laisser un nouveau joueur rejoindre le groupe parce que tu pensais qu’il pourrait être gay.
P’tit Pervers : Et ?
Moi : Et là, tu joues un personnage avec des tendances homosexuelles.
El Disgusto : Attends une minute Ab3 ! Le personnage de P’tit Pervers - Korman du Moule-burnes Doré - est beaucoup de choses mais il n’est pas gay !
P’tit Pervers : Mais, merci Seigneur, le mousse l’est.
Wes la fouine : On a fini là ?
La monotonie du voyage en mer était parsemée de combat et de fessées occasionnelles et aléatoires. Comme nous nous rapprochions de l’île (notre objectif), nous essuyâmes notre abordage le plus dévastateur et, aussi, notre première victime.
Moi : Des Aqua-Ninjas ?
El Disgusto : Le fléau des sept mers.
Moi : Des Aqua-Ninjas chevauchant une baleine ?
El Disgusto : Ils vous demandent de vous rendre et de vous préparer à l’abordage.
Wes la fouine : Il y a du butin sur ce bateau ?
Grobert Smith : Le mousse compte ?
P’tit Pervers : Seulement jusqu’à dix.
Johnny la Tangente : Mon personnage met son armure de plates et saute du bateau. Quelles sont mes chances de tuer la baleine en un coup ?
Moi : T’es au courant qu’on joue à D&D, n’est-ce pas ?
El Disgusto : Ton personnage coule comme une pierre emballée dans une autre pierre jusqu’au fond de l’océan.
Johnny la Tangente : Mais mon personnage a 18/00 en Force ! Oh mince, c’était la partie que je jouais au lycée. Bon...
(Les dés roulent)
Moi : Enfin, ils sont tous morts.
Wes la fouine : Y’a-t-il un prêtre à bord ?
P’tit Pervers : Mets juste du sel sur les plaies.
Grobert Smith : Ordinairement, je ne fouillerais pas les cadavres mais comme ils sont d’alignement Mauvais et que je suis Bon, ça va.
El Disgusto : Quand tu enlèves leur capuche vert citron, tu vois qu’ils ont tous un visage comme ça !
Moi : Euh c’est le dessin d’un Profond, par Erol Otus.
El Disgusto : Et c’est à ça qu’ils ressemblent.
Moi : Bon, ok.
Wes la fouine : Tous sur l’île !
Johnny la Tangente : Et mon personnage ?
El Disgusto : Il est mort et les poissons sont en train de bouffer ses yeux.
Johnny la Tangente : Oh. Ça te dérange pas si je joue à la Playstation et lis quelques BD en écoutant tes albums de Night Rangers ?
El Disgusto : Bien sûr, fais ce que tu veux. Pour moi, maintenant, t’es mort.
Les personnages survivants débarquèrent sur l’île et se mirent à chercher le grand trésor pour le vieil homme mystérieux. À mon avis, on aurait juste dû garder le trésor, mais le vieil homme avait promis de nous donner l’OEil Ciselé de Timor pour nos services, et quel joueur de JdR digne de ce nom aurait craché là-dessus ?
Wes la fouine : “La vache, les bâtiments ont l’air bizarres.”
Grobert Smith : Oui, c’est presque comme si les architectes ne se pliaient pas aux lois de ce monde.
Moi : “J’ai un mauvais pressentiment.”
P’tit Pervers : Mon personnage est prêt à tout.
Wes la fouine : Avec un moule-burnes comme ça, ça ne m’étonne pas.
Johnny la Tangente : Au fait, pourquoi on appelle ça un moule-burnes ? Il n'y a pas de moules dedans!
Tous les autres : La ferme !
El Disgusto : Vous arrivez en vue de votre objectif. Le Grand Réceptacle se distingue des autres étranges bâtiments tout en s’y intégrant parfaitement. Un peu comme un ninja en pays amish. Le Grand Réceptacle fait trente mètres de haut et ressemble au Colisée à Rome, mais il est fait de pierre verdâtre.
Moi : On s'approche.
El Disgusto : Le sol est humide et spongieux.
P’tit Pervers : Comme les zones intimes de mes ex !
El Disgusto : Elle était pas mal celle-là.
Grobert Smith : Pourquoi vous passez votre temps à médire sur Asenath, tous les deux ? Son seul crime a été de trop aimer. Comment pouvez-vous mépriser autant une femme qui a un jour cédé aux sollicitations insistantes de votre virilité ?
Moi : “... vite enfoncer des dés dans mes oreilles...”
Wes la fouine : Mais il a raison, pourquoi la haïssez-vous tant ?
P’tit Pervers : C’est une salope de niveau 12 et elle peut se transformer en liche pour ce que j’en ai à faire.
El Disgusto : Ouais, elle coucherait avec n’importe qui... Même Al Bruno.
Moi : Eh !
Grobert Smith : C’est quand même curieux, pourquoi un homme qui a eu beaucoup de partenaires sexuels est-il considéré comme un étalon, alors qu’une femme dans le même cas est une salope ?
Moi : De plus grands hommes que toi se sont posé la question.
Wes la fouine : Comme Alain Delon.
P’tit Pervers : Écoutez, c’est du passé avec elle, ok ?
El Disgusto : D’ailleurs, un homme est comme une arbalète et une femme comme une cible. Une cible n’a pas besoin de s’entraîner.
Moi : Donc, sur quoi devriez-vous entraîner vos arcs courts ?
Johnny la Tangente : Le Mousse.
Moi : Quoi ?
Johnny la Tangente : C’est un poème magnifique.
Quelques rencontres aléatoires plus tard, nos personnages atteignirent le Grand Réceptacle. Il n’y avait pas d’entrées, fenêtres ou portes secrètes. Nous prîmes donc nos cordes et nos grappins, et escaladâmes les parois.
El Disgusto : Soudain, un grand rugissement retentit. L’odeur marécageuse est de pire en pire.
Moi : Je regarde autour pour voir ce que c’est.
El Disgusto : Soudain, tu vois ce personnage de 100m de haut s’extraire d’une des étranges tours.
Moi : C’est un dessin de Cthulhu, par Erol Otus !
Wes la fouine : On est sur R’lyeh ?
Grobert Smith : D’où les ninjas vert citron. Tout s’explique maintenant.
Moi : Non, carrément pas. Sois franc : tu utilises la première édition de Deities & Demigods ptgptb comme un bestiaire ? [cette édition contient les panthéons du Mythe de Cthulhu, ainsi que ceux des romans de Elric le Nécromancien, avant que de sombres histoires de droits d'auteur ne les fassent disparaître dans les abîmes des rééditions (NdT)]
El Disgusto : Ouaip.
P’tit Pervers : Et on est pendus à 15 mètres de haut comme de vulgaires boulettes de viande !
Moi : Dire que Lovecraft croyait connaître l’horreur cosmique...
P’tit Pervers : On grimpe plus vite !
(Plusieurs lancers de dés désespérés et rageurs plus tard)
El Disgusto : Vous atteignez tous le sommet. Le bord du Grand Réceptacle est environ 3 mètres plus loin. L’intérieur est creux et obscur.
Moi : Comme ton crâne ?
El Disgusto : Attention ou tu vas devoir faire un jet de sauvegarde contre les baffes !
Wes la fouine : “Il se rapproche !”
Grobert Smith : Que va-t-on faire ?
El Disgusto : Ses pas sont très pesants. Broum. Broum. Broum.
P’tit Pervers : “On doit se cacher à l’intérieur du bâtiment.”
Wes la fouine : J’accroche la corde et je commence à descendre en rappel !
El Disgusto : Vous atteignez tous le fond avant qu’il ne vous voie. Vous vous retrouvez avec de l’eau dégoûtante jusqu’aux chevilles.
Grobert Smith : Mon nain pleure de soulagement.
El Disgusto : “Broum. Broum. Broum. Broum. Broum.” Le sol tremble sous vos pieds. Une ombre s’étend sur le bâtiment en forme de vasque.
Moi : Tu as dit vasque ?
El Disgusto : Oui.
P’tit Pervers : Qu’est-ce qui ne va pas Al ? Tu trembles.
Moi : Mon Dieu, tu t’es surpassé El Disgusto.
Grobert Smith : Au nom de la Très Sainte Ann Rice, que se passe-t-il ?
Moi : On est dans ses chiottes. On est dans les chiottes de Cthulhu.
El Disgusto : Les grandes fesses gélatineuses du grand Cthulhu viennent couvrir le haut du Grand Réceptacle. Vous entendez un désagréable bruit de succion.
Tous les autres : “NOOOOOOOOOOOOOONNNN !!!!!!”
Je ne peux pas décrire ce qu’il se passa ensuite, de telles choses ne se racontent pas. Il n’y a pas de mots pour de tels cris et une démence si immémoriale, pour de si mystérieuses distorsions du système de jeu, des conventions du JdR et de l’ordre cosmique. Disons simplement que je ne veux plus jamais entendre ou lire le terme “Polypes volants”.
La semaine suivante, on a joué à Rifts. Juste au cas où, on portait tous des lunettes de protection.
Article original : Wrong Room in Ryleh
(1) NdT : Le Glitter Boy est une sorte de soldat en grosse armure avec de grosses armes. Il est plutôt pété... [Retour]
(2) NdT : T. Goodkind a écrit des séries de Fantasy commerciale. Ses héros utilisent des moyens aussi maléfiques que ses ennemis, et la série détaille d'une façon perverse des scènes sado-masos [Retour]
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