Manifeste pour le 10e art

© 1997 Stéphane Adamiak et Frédéric Weil

Ce manifeste a été initialement publié dans Casus Belli, il y a plus de 20 ans. À cette époque, l'émission Bas les masques de Mireille Dumas laissait croire à M. Tout-le-monde que les rôlistes étaient principalement des adolescents tentés par le suicide, causant une hécatombe dans la pratique de notre loisir. Dans la mesure où ce manifeste met en avant l'importance de la création partagée, il nous a semblé pertinent de le rattacher à l'ebook n°11 : De l'Art ou du cochon?. Nous le reproduisons ici avec l'aimable autorisation de leurs auteurs.

Défendre le jeu de rôle, c'est aussi avoir une vision de l'avenir. Comme le jeu lui-même, cette vision est multiforme. Nous avons laissé la parole à deux responsables de Multisim, qui présentent leur credo.

Nous pouvons nous demander pourquoi après quinze ans (et cette durée nous renseigne sur le fait que le jeu de rôle n'est pas une mode), l'ensemble de notre milieu est si mal connu, si peu développé et même rabaissé par l'ensemble des médias de masse. En dépassant les querelles internes et les petitesses économiques, on peut chercher un élément de réponse dans le manque cruel d'une intelligence de l'activité, un vide dans l'analyse à la fois par les acteurs économiques et les utilisateurs.

Il est temps de poser les bases d'une réflexion sur notre passion. La BD a mis quarante ans à s'imposer comme le 9e art. Au regard de son statut de ghetto, le jeu de rôle ne peut attendre aussi longtemps, sinon ce sont les poubelles de l'histoire qui nous attendent. Ce travail doit être collectif, général et partagé. Nous avons entre nos mains tous les éléments qui peuvent faire exploser le jeu de rôle. À nous de les empoigner.

L'art du rêve

Il est temps de devenir les ingénieurs des mondes virtuels de demain.

Les auteurs de jeu de rôle jouissent d'une très grande liberté d'expression peu commune. Du fait de la petite taille du marché, des maigres enjeux économiques, très peu de pressions peuvent s'exercer sur les auteurs de jeu de rôle. Ils ont à leur disposition une liberté presque totale de thèmes, de manières d'écrire, de styles. Cette liberté est précieuse et doit être conservée le plus longtemps possible avant la mise sous coupe potentielle de l'activité. Il est alors inadmissible d'entendre parler de marketing et de loi du marché dans le jeu de rôle.

Écrire du jeu de rôle est aussi un changement radical dans la manière de raconter et de faire vivre des histoires. Devant le travail important de création que cela demande, un jeu de rôle est souvent (et à notre avis doit être) le produit d'une création collective, le fruit d'une réflexion commune, d'un partage global des idées. Ce partage induit alors une composante nouvelle et majeure dans la création, l'humilité. Tout auteur doit être prêt à voir son idée transformée, développée au-delà même de ce qu'il a pu envisager.

Un jeu de rôle n'est pas fait que pour s'amuser (comme tous les jeux, d'ailleurs). Il est fait pour s'émerveiller, rêver, réagir, apprendre, vivre des moments forts. Il doit nous parler au plus profond. Peut-être plus encore que dans d'autres formes que prend l'art aujourd'hui, le jeu de rôle est l'un des moyens les plus forts pour vivre des émotions et ressentir des idées. Nous devons donner à jouer des problématiques. Vous devez réagir aux thèmes proposés.

Ainsi, les univers inventés doivennt être porteurs de sens. Le temps est fini où ces mondes n'étaient que de simples décors pour dungeon bashers, où seules les règles et les statistiques importaient. Il faut une scénographie du monde. Nous la revendiquons.

Il faut aussi marquer des territoires de création, revendiquer des choix d'auteurs et engager des querelles de genres, quitte à les transcender plus tard. De même, une vraie critique doit se construire. Faisant fi des engagements partisans en faveur de tel ou tel éditeur ou d'une neutralité bienveillante censée protéger notre passion (mais qui en fin de compte l'étouffe), les journalistes et critiques doivent commenter un jeu sur ses choix thématiques et artistiques, sa forme et sa présentation, la manière dont il s'inscrit dans l'histoire du jeu de rôle (1). Où est notre nouvelle vague ? Où se trouve l'âge d'or du jeu de rôle (2) ? Qu'en est-il du jeu de rôle expérimental (3) ? Où sont les grosses machines “hollywoodiennes” (4) ?

Pour une politique de l'imaginaire

Toutes ces déclarations d'intention se heurtent aujourd'hui à une série d'obstacles qui peuvent signifier la lente agonie de notre passion.

Les médias se nourrissent de ce qui effraie la masse pour encore mieux le stigmatiser. Pourquoi le jeu est-il si effrayant ? Parce qu'il échappe aux modèles de société actuels !

Si nous voulons continuer à partager nos imaginaires, nous devons prendre conscience de l'originalité de notre passion et de la liberté qu'elle nous offre !

Non, le jeu de rôle n'est pas une activité stérile, coupée de la réalité. En nous réunissant autour d'une table, nous ne nous laissons pas aller à une rêverie “inutile”. Nous formons un groupe et nous créons, grâce à cette formidable matière première qu'est le jeu. Nous expérimentons des situations, nous réagissons à des problèmes qui tirent leur origine de la réalité (voir les jeux contemporains ou cyberpunk).

Non, le jeu de rôle n'est pas dénué de morale. Mieux, il permet, par le biais du groupe, de fonder notre propre éthique. Même lorsque nous jouons à des jeux qui n'ont que peu de rapports avec la réalité, nous nous projetons dans un monde pour l'expérimenter et nous éprouver nous-mêmes. Qui s'est assez investi dans un jeu saura que ses expériences de jeu ont laissé une marque sur sa manière d'agir et qu'il a pu se servir de sa pratique dans la vie courante (5).

Si le jeu de rôle fait peur, c'est parce qu'il est innovant, parce qu'il échappe à un système de consommation passive du loisir. En somme, il offre une liberté inédite, forcément dangereuse si elle n'aboutit pas sur une loi inconsciente du groupe, et jugée comme telle par des gens qui n'ont jamais joué, ou ne le veulent pas. Cette liberté est inaliénable. Rien ne vous empêchera de créer et de partager votre imaginaire.

Il n'est pas besoin de chercher à ce que le jeu de rôle soit toujours plus populaire, il suffit d'une simple reconnaissance de ce moyen d'expression et que vous cultiviez cette originalité et cette liberté.

Si, selon Roger Caillois, les jeux sont le reflet de la société, alors le jeu de rôle nous enseigne beaucoup sur aujourd'hui et demain.

L'ensemble des acteurs du milieu ne sont pas des fous décalés et abrutis par le hard rock, mais des avant-gardiste de la révolution culturelle mondiale en marche. Le siècle prochain ne sera pas ou non spirituel, il sera ludique (6) !

(1) NdlR : Lire à ce sujet Comment j'écris mes critiques de jeu ptgptb, où l'auteur donne ses trucs pour que les critiques formulées rencontrent le succès correspondant. [Retour]

(2) NdlR : Steve Darlington estime que les années 1980 représent l'âge d'or du jeu de rôle classique, Voir Une Histoire du jeu de rôle (chapitre 5) ptgptb[Retour]

(3) NdlR : Depuis 1997, le jeu de rôle expérimental a eu le temps de se développer. Il correspond notamment à toute la production indie, qui n'était pas aussi importante à cette époque-là. [Retour]

(4) NdlR : Depuis, Hasbro a racheté Wizards of The coast qui avait racheté TSR  les nouvelles éditions de D&D sont des événements, tout comme, dans une autre mesure, les suites et reboots du Monde des Ténèbres de White Wolf. Pathfinder, en développant une version améliorée de D&D 3.5, s'est également hissé au rang de ces machines “hollywoodiennes”. [Retour]

(5) NdlR : Si vous doutez encore des bienfaits du jeu de rôle dans la vie réelle, ruez-vous sur 10 raisons qui font que les jeux de rôles ont une influence positive sur les enfants et sur les adultes ptgptb ! [Retour]

(6) NdlR : Avec près de 2000 jeux de société qui sortent chaque année, on peut dire, une fois encore, que ce manifeste était visionnaire pour son époque. Ce, sans même parler de l'explosion des jeux vidéo et de leurs nombreux supports. [Retour]

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Pour aller plus loin… panneau-4C

Cet article fait partie de l'e-book n°11 Le JdR, de l'Art ou du cochon, compilation téléchargeable rassemblant les articles de PTGPTB sur les rapports de JdR/Art.

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