Cinq choses qu’un rôliste peut apprendre du Cinquième Élément
© 2016 Steve Darlington
Tout le monde ne peut pas se payer Jean-Paul Gaultier [pour les costumes] et Jean-Claude Mézières [pour les décors] pour rendre son film époustouflant et spectaculaire. Mais en plus d’effets visuels à couper le souffle, le chef-d’œuvre de la science-fiction de Luc Besson, Le Cinquième Élément, offre des ressorts scénaristiques parmi les meilleurs du cinéma. Ce qui veut dire qu’il y a toujours quelque chose à apprendre.
1. Tout le monde connaît le Président
Un des points les plus intéressants de l’art de la narration, c’est de rassembler les personnages. Quand on construit un univers, on veut souvent réunir des personnages venant de différents coins du monde, pour montrer différents points de vue. Il existe plusieurs façons d’y parvenir : il y a la lente accumulation de traînards vagabonds lors d’un voyage ; il y a l’intrigue à dominos où Bob le SDF connaît (évidemment) l’assistante sociale, qui connaît le flic, qui connaît l’avocat, qui connaît le juge, qui connaît le politicien ; il y a la rencontre aléatoire où le SDF arrive dans la maison du juge suite à des circonstances improbables ; enfin il y a la meilleure des intrigues, celle où tout le monde connaît le personnage d’importance au centre de tout, qu’il s’agisse de Nick Fury (en) ou, ici, du Président.
C’est l’exact inverse de la convention narrative dont nous parlions la dernière fois : Tout le monde connaît Lo Pan (en) (1). Ça, c’était pour les méchants ; désormais, on se rend compte que ça marche aussi du côté des héros. D’accord, peut-être faut-il faire légèrement abstraction de la vraisemblance (le chauffeur de taxi au bout du rouleau s’avère être un ancien membre des forces spéciales, le prêtre d’un culte ancien arrive à rencontrer le Président), mais cette entorse débouche sur ce que les deux approches ont de mieux à offrir. Tout le monde a eu un parcours totalement différent, mais ce n’est pas si compliqué de les réunir, a fortiori si c’est pour les envoyer accomplir la mission et devenir le dernier espoir de l’humanité.
Ce même but final pour un groupe de traînards en cours de formation demande tout autant d’efforts pour y croire (voire plus, si l’un d’eux se trouve être l’Élu), mais on en parle moins car il n’arrive qu’à la fin, pendant que tout le monde court au milieu des explosions. Donc on le remarque moins. On a tendance, quand on écrit [des histoires] ou qu’on joue [au JDR], à voir les choses en petit. Parce qu’à petite échelle, on y croit ; et puis, ça ne nuira pas au scénario si on appelle le Président “Mon petit pote”. Et à petite échelle, la cavalerie ne viendra pas sauver nos fesses.
Tout ça est vrai, mais il existe des façons de contourner ces problèmes. À vrai dire, les joueurs et les lecteurs se sentent plus puissants grâce à des personnages forts. À moins de vouloir coûte que coûte raconter la saga épique d’un zéro qui devient un héros, laissez-les arpenter les couloirs du pouvoir (ou les rallier) dès le départ. Et même si vous voulez absolument faire cette saga, préparez-en les lignes directrices et ajoutez-y des épreuves, au lieu d’essayer de fixer des limites par la suite.
2. Deux intrigues valent mieux qu’une
Leonard Bernstein wiki disait : “Pour faire de grandes choses, on a besoin de deux éléments : un plan, et pas assez de temps”. Pour faire de grandes intrigues, on a besoin de deux éléments : une question, et trop de réponses. Le Cinquième Élément contient un MacGuffin wiki génial du genre de la fiction : des pierres magiques qui renferment le pouvoir suprême de détruire (ou de conquérir, peut-être ?) l’univers. D’ailleurs, il y en a même deux : Leeloo et les quatre autres [pierres]. Deux MacGuffins valent mieux qu’un. Il y a aussi deux méchants qui désirent chacun ces deux choses-là : les Mangalores et Zorg. Dans une histoire moins bien ficelée, Zorg et les Mangalores se seraient disputés dans l’Acte III, ce qui aurait aidé les héros à éviter la catastrophe.
Au lieu de cela, ils se disputent dans l’Acte I, ce qui crée un bordel monstre. En plus de ça, le gouvernement a un plan, mais celui de Dallas est meilleur : donc, à l’aéroport, quatre personnes tentent de se faire passer pour Korben Dallas. Non seulement c’est amusant, mais c’est aussi plein de suspense. Les enjeux en semblent décuplés, comme si tout pouvait arriver : ainsi, quand on laisse la porte ouverte à la chance, aux coïncidences et aux bizarreries, la narration peut davantage jouer avec.
Un vieux dicton de MJ dit que si vous laissez trop de mou aux joueurs, ils finissent par se pendre avec la laisse. Parfois, les MJ s’en inquiètent. Après tout, si une dispute sur la façon d’ouvrir une porte met votre partie en pause pendant trois heures, leur proposer une intrigue complexe à tiroirs pourrait bien mener la partie à une mort certaine. On a donc tendance à choisir la simplicité en sachant que les joueurs compliqueront les choses.
C’est un réflexe acceptable, mais la vérité, c’est qu’un grand nombre de joueurs aiment se sentir perdus : comme c’est le cas dans le film, toute narration s’épanouit au gré de la confusion. Les intrigues qui s’entrecroisent créent un nombre exponentiel d’occasions, qui sont autant de prises pour les joueurs. Ceux-ci adorent dresser un adversaire contre un autre, tout en sachant que cette grosse baston n’est pas la fin, car l’autre groupe est toujours là, quelque part. Ça leur donne une impression de rythme et de grande ampleur. N’ayez pas peur de la confusion, car c’est l’équivalent narratif d’un environnement rempli de cibles. Ne vous arrêtez jamais à un seul MacGuffin, un seul but, un seul méchant, un seul gentil : deux valent mieux qu’un.
3. La farce est votre amie
Dans le prolongement de la croisée des histoires, on trouve bien sûr la farce wiki dans toute sa splendeur. Pour être honnête, ce qui suit relève de l’observation personnelle : la farce est mon genre préféré parmi tous. L’une des raisons pour lesquelles j’adore Le Cinquième Élément, c’est son utilisation incessante de la farce : depuis la scène de l’aéroport ci-dessus, à la dispute autour des billets avec le lit et le frigo dans l’appartement de Korben (qui appartient, pour le coup, au genre du vaudeville wiki), à Zorg qui fait demi-tour pour arrêter la bombe, jusqu’aux amoureux qui s’embrassent dans le régénérateur à la fin.
La farce est aussi présente quand Zorg s’étouffe, ou lors de la scène du petit bouton rouge. La comédie est l’équivalent de la sauce sur le hot-dog des films d’action, et la plupart d’entre eux s’y essaient avec des traits d’esprit et des piques, mais la farce est au-dessus. Difficile de dire pourquoi Hollywood ne s’en sert pas plus que ça : peut-être que les Américains n’ont pas cette grande tradition de la farce au cinéma, alors qu’elle est inscrite dans les gènes des Européens. Laissez-moi un commentaire si vous connaissez de grands moments de farce du cinéma américain. Il ne me vient à l’esprit que la prestation de Hans dans Piège de cristal [quand le terroriste Hans Gruber se fait passer pour un gentil employé de bureau], et elle compte à peine comme relevant de la farce car le public en sait (ou croit en savoir) plus que le personnage. Quand [le policier John McClane] révèle qu’il n’était pas dupe [et lui a donné un pistolet non chargé, pour voir ses doutes confirmés quand Hans essaie de lui tirer dessus (NdT)], la farce s’évapore car on est passé sur le trope “Je le savais depuis le début”.
Alors, pourquoi la farce est-elle si importante ? Ça ne tient pas seulement au fait qu’elle fait rire, mais aussi à comment elle fait rire. La farce repose sur ce que le public sait et voit, que les personnages ne savent et ne voient pas (contrairement aux acteurs, bien sûr). On joue sur la tension autour du quatrième mur : ça pousse à jouir de notre omniscience alors même que nous nous immisçons dans l’expérience vécue par le personnage, obtenant simultanément les deux perspectives de la scène.
J’ai déjà parlé du théâtre (en) car les JdR s’en rapprochent énormément : il vous force à croire que l’histoire est vraie, même si vous êtes conscient de l’existence du mensonge inhérent, les acteurs étant à quelques mètres de vous. Les JdR placent la barre encore plus haut en vous attribuant la double posture de l’audience et de l’acteur (2).
Donc, naturellement, les idées relevant de la farce théâtrale y sont légion (c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les MJ aiment mener : on saisit toute l’ampleur de la farce car on voit aussi ce que font les méchants). Vous pourriez croire que la farce nuira à votre ambiance, mais n’importe quelle ambiance bénéficiera d’une blague ici et là. D’ailleurs, la farce tragique et dramatique, dont on connaît la terrible conclusion alors que le personnage espère encore le meilleur, possède une certaine âpreté. Servez-vous-en.
4. Soyez à court de tout — mais pas à vide
Le Cinquième Élément est un film épique, étrange, grand-guignolesque, spectaculaire, mais qui garde les pieds sur terre. On peut quand même s’y projeter. Et tout ça, sans l’intermission d’un pauvre col bleu moyen : Korben Dallas est plus ou moins dans la norme, il a des moments d’incompréhension. Mais le film a d’autres façons de créer ça, plus subtiles. Grâce à des petits moments de réalité, par exemple : aller au McDo, boire un verre au bar, manger les nouilles du traiteur chinois en bateau volant. On y reviendra la prochaine fois, mais tout ça a tendance à rejoindre une autre convention qui ancre le récit dans le réel : on est à court de tout et tout est décrépit.
Ça fonctionne pour l’univers (la grève des éboueurs à l’aéroport rajoute de l’épaisseur au monde de la même façon que les marques d’usure sur le landspeeder de Luke ont fait le succès de Star Wars), et ça fonctionne aussi au niveau des personnages et de l’intrigue. On compatit immédiatement avec Korben car il n’a plus qu’un point sur son permis. Il essaie d’arrêter de fumer. Il ne lui reste plus qu’une allumette, et c’est ça qui nous fait croire au succès miraculeux du bouquet final. Si la boîte d’allumettes avait été pleine, le film n’aurait pas fonctionné (à une échelle encore plus grande, le fait de manquer de tout peut donner un vrai cachet à un univers désespéré. Voir le point numéro 3).
Et il n’y a pas que Korben : les Mangalores gagnent presque en détruisant le vaisseau de Leeloo, et que seule une petite main en réchappe est miraculeux. Nous [les MJ] sommes conscients qu’il ne devrait rester que quelques secondes pour désarmer la bombe, mais on oublie que le temps n’est pas la seule ressource. De même, dans les JdR, on ne peut pas toujours compter sur les dés lors du deuxième et dernier lancer, ni sur notre dernier jeton pour nous octroyer le succès dont on a besoin. Souvenez-vous qu’il existe d’autres ressources. Ainsi, il est de bon ton qu’un échec critique nous mette à court de munitions, ou qu’il casse notre arme. Encore mieux : laissez vos joueurs avec une seule balle, ou avec une épée qui se brisera au prochain coup. Qu’ils ne perdent pas tout leur équipement lors de l’explosion ou du naufrage alors que vous pouvez leur laisser une seule torche et une seule ration. La baguette à boules de feu ne devrait jamais permettre d’en lancer plus que 1d3. La police ne virerait pas le flic ; elle lui laisserait une dernière chance, plutôt. La rareté (et non pas l’absence) vous fait apprécier les choses. Ne confisquez pas leurs jouets, mais limitez-les plutôt.
5. Laissez-les buter les brutes
Les brutes (mooks) sont au cœur de beaucoup de discussions. C’est l’une des plus grosses conventions-devenues-mécanismes au sein des JdR, l’exemple le plus frappant de la narration qui s’infiltre dans l’immersion. Soyons bien clairs : je ne parle pas des caractéristiques. Je ne discute pas de “[Les kobolds] ont trop peu de points de vie”. Ce que je dis, c’est que certains personnages n’existent (ou ne devraient exister) dans vos parties que pour être vaincus. Le Cinquième Élément est un des meilleurs exemples de D&D (et du style de jeu de D&D) transposé à l’écran, et c’est justement grâce à ça.
Les Mangalores sont des orques. Ce sont des guerriers imposants, bêtes et stupides qui n’existent dans l’histoire que pour être tués par les héros. Des gens ont écrit des récits épiques sur les familles des stormtroopers ou justifié rétroactivement [le fait qu’ils soient tués par milliers par] le fait que c’était des clones, mais tout le monde se fiche des Mangalores. Sûrement parce qu’ils ne sont jamais censés être intimidants. Dans le script, c’est de la chair à canon. Ils ne sont pas inoffensifs, mais ils sont nimbés d’un sens de la mise en scène ; leur apparence et l’impression qu’ils dégagent nous indiquent qu’ils sont voués à l’échec. C’est pareil pour le mec à la porte qui réclame son cash-sh-shhhh. On sait tout de suite qu’il va échouer. Il a été écrit, filmé et joué comme un personnage que le héros vaincra. Et il le sait. Son jeu d’acteur est incroyable et on l’adore pour ça (je suis presque sûr que quand Willis complimente son chapeau, il parle hors-personnage).
Pourquoi cette scène est-elle importante ? Non seulement elle montre que Korben est un gros dur au passé militaire, mais elle sert aussi à relâcher la pression. Tout est sur le point de partir en vrille. Korben manque de tout et s’apprête à vivre la pire journée de sa vie avant d’embarquer dans une guerre galactique incroyable. Il lui faut des moments de victoire, et de victoire facile. Pareil pour vos joueurs.
Les vieux feuilletons de western (qui est la base du genre de fiction moderne même si personne ne le sait) faisaient ça sans arrêt. Dans le premier acte, un moins-que-rien du saloon vient chercher des noises au héros, pour qu’on en apprenne plus sur celui-ci ; ça permet aussi au héros (et au public) d’avoir sa petite victoire facile. C’est un enchaînement en deux temps : vaincre un premier ennemi facilement pour que le suivant, plus coriace, donne bel et bien l’impression d’être plus coriace. En tant que MJ, on est tenté (surtout que beaucoup de systèmes nous y encouragent) de frapper aussi fort que possible sur les PJ. Surtout qu’à quatre ou cinq cerveaux contre un, les joueurs ont toujours l’avantage. Veillez à leur présenter de façon délibérée un défi ridiculement facile, sous forme d’une rencontre ou d’un méchant. Ils vous en remercieront.
Tout est vraiment une affaire de rythme. Entre la farce et les intrigues qui se croisent, le rythme fait rapidement perdre le contrôle. Tout file trop vite, personne ne comprend ce qui se passe, et soudain, le Président vous appelle pour que vous sauviez la Terre. Il faut ajouter des moments plus calmes pour qu’on comprenne ce qui se passe, et donner au public/aux joueurs l’occasion de souffler. Le moment où ils soufflent, c’est quand ils tuent facilement les brutes. Et ils prennent une grande inspiration lorsque les ressources viennent à manquer. Puis, augmentez de nouveau la confusion pour qu’ils oublient de respirer pendant un moment.
C’est aussi à ça que servent les dés, bien entendu : inspirez à fond quand le MJ vous expose les enjeux, retenez votre souffle quand les dés rebondissent en tous sens, puis soupirez de soulagement quand vous touchez ou quand le méchant s’effondre. Narrez votre histoire comme vous lancez les dés.
Article original : 5 Things Gamers Can Learn From The Fifth Element
(1) NdT : David Lo Pan est l’antagoniste principal du film Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin. [Retour]
(2) NdT : Steve détaille sa variante des postures rôlistes dans L’Avatar, l’Audience et l’Acteur ptgptb. [Retour]
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