Faire un plan... foireux

Signs & Portents, le magazine de Mongoose Publishing
présente :

Tout était prévu !

L’armée britannique a un principe nommé “les 5 P”, à savoir “Une Planification aPropriée Protège des Piètres Performances” (Proper Planning Prevents Poor Performance). Mais quand nous jouons au jeu de rôle, combien de fois faisons-nous réellement un plan correct ? Ma propre expérience me dirait “Pas très souvent”, sauf quand faire un plan implique de détourner la logique du jeu vers un truc qui n’a plus qu’une vague ressemblance avec quoi que ce soit approchant la réalité (I).

Je fais bien entendu référence au combat où, dans le laps de temps qu’il faut au méchant pour tirer une courte rafale, les joueurs réussissent à insérer une discussion d’une demi-heure durant laquelle plusieurs approches tactiques sont proposées, critiquées, écartées, proposées à nouveau, oubliées, récupérées, modifiées et finalement adoptées. Si Keanu Reeves pense que le Bullet Time (wiki) est cool, il n’a clairement jamais vu nos combats !

Mais en dehors du combat, généralement, nous ne faisons qu’errer et enfoncer des portes au hasard, et tuer quiconque éveille quelque peu nos soupçons. Nous nous disons que nous n’avons pas besoin de plan car l’intrigue est de notre côté. Et c’est vrai : votre Maître de Jeu continuera à vous sortir de n’importe quelle impasse stupide dans laquelle vous vous serez jeté. Mais, parfois, l’absence de plan peut réduire une partie à une farce, ce qui est à peu près ce qui arriva à notre partie de L’Appel de Cthulhu, il y a quelques mois.


AVERTISSEMENT : Je dois ici vous avertir que cet article contient quelques révélations relativement mineures concernant la campagne Terreur sur l’Orient Express (grog). Comme d’habitude avec ce genre d’article, l’effet de révélation est substantiellement atténué par le fait que nous jouons très mal la campagne la plupart du temps (II). Mais il peut y avoir quelques petits indices, quoique légèrement maquillés. Si vous jouez la campagne plus tard, ils ne réduiront en aucune manière votre plaisir, mais si vous êtes en train de la jouer, ou que vous le prévoyez dans un avenir proche, il serait mieux que vous évitiez cet article. Désolé…

Nous avions dû quitter Venise dans la précipitation après avoir été accusés du meurtre de trois Chemises noires (III), une accusation diffamante et infondée dont nous étions parfaitement innocents (bien qu’il soit vrai que peu de temps avant les meurtres, nous avions fourni à trois Chemises noires une super bonne cachette dans les poubelles d’une ruelle avant de les y laisser inconscients). Après une fuite nocturne précipitée dans un bateau-taxi, nous nous sommes cachés dans un chantier de Porto Marghera, la cité portuaire située de l’autre côté de la lagune de Venise. Ce n’était pas – je suis sûr que vous pouvez l’imaginer – une situation qui mettait parfaitement à l’aise mon personnage Ralph. Il n’est pas facile pour un gentleman de maintenir un rang raisonnable dans sa tenue vestimentaire et son décorum lorsqu’il dort à même le sol dans un bâtiment en construction, quelle que soit la qualité du personnel qui l’accompagne. Nous étions donc tous assez pressés de rejoindre la gare (qui était également à Porto Marghera) et de partir pour Trieste, la prochaine étape de notre voyage dans l’Orient Express.

Il y avait juste un léger problème.

Nous ne pouvions partir sans une certaine statue, localisée dans un certain palais, placé de manière bien inopportune en plein centre de Venise – un fait établi par le travail de détective diligemment réalisé par l’interprète que nous avions embauché. Il va sans dire que nous avions déjà assez de problèmes avec les Chemises noires sans leur donner de raisons de nous suspecter du vol d’une antiquité importante. Tout spécialement parce que la reconnaissance du palais la veille avait révélé qu’il était habité par un gardien peu amène, que nous craignions devoir, dans une certaine mesure, cogner durant le cambriolage.

Ainsi avions-nous besoin d’élaborer une méthode qui nous permette de traverser le lagon de Venise, de réaliser le vol et de revenir ensuite sans que notre voyage ne soit détecté, rapporté ou remarqué. Bref, nous avions besoin d’un plan; et après deux heures d’un débat confus plein de digressions hors-personnage, il nous arriva de la plus surprenante des sources, à savoir du personnage de Général T., un médecin presbytérien et tempérant.

C’était un plan brillant, couvrant les deux aspects-clés du transport et de la sécurité. Moi, l’aristocrate anglais aux bonnes manières, je marcherais le long de la côte jusqu’à la gare où je hélerais un bateau-taxi et lui indiquerais de longer la côte pour récupérer trois de mes amis. Cependant, à notre arrivée au quai et ayant fait monter mes trois “amis”, l’un d’eux – le docteur Dalton – injecterait au pilote un sédatif à action rapide.

C’est là que le plan devient particulièrement ingénieux. À notre première arrivée à Porto Maghera, mon personnage Ralph avait repéré, comme à son habitude, l’adresse du bordel haut-de-gamme le plus proche (IV).

Nous emmènerions notre chauffeur au bordel et expliquerions à la tenancière, en lui tendant une grosse liasse de monnaie, que nous voulions que notre ami, qui avait déjà bu un petit verre, passe du bon temps. À ce stade, il aurait déjà dû recouvrir quelque peu ses sens mais être encore passablement dans les vapes et influençable ; lorsqu’il serait complètement revenu à lui pour comprendre ce qui lui arrivait, il aurait déjà reçu les attentions de plusieurs demoiselles à la moralité douteuse.

Tout ce dont il se souviendrait serait d’avoir été hélé par un homme courtois… et ensuite de se réveiller au milieu de plusieurs prostituées. S’il était un bon catholique, comme le sont la plupart des Italiens, il serait pris de culpabilité et bien qu’il confesserait sans doute ses péchés à son prêtre, les chances qu’il partage sa honte avec la police resteraient très faibles. Et s’il n’était pas un bon catholique, il serait trop occupé à profiter du meilleur pourboire qu’il ait jamais reçu (à savoir, plusieurs prostituées gratuites !) pour se soucier du devenir de son bateau [Note de l'éditeur de S&P : tout groupe qui se respecte aurait simplement abattu le chauffeur d'une balle dans la tête]. Un bateau qui, de toute façon, aurait été retrouvé plus tard, soigneusement attaché à un ponton désert.

C’était un plan brillant. Moralement répugnant, mais brillant. Et il allait complètement dérailler à cause d’un simple détail… Tout a bien commencé. Je marche jusqu’à la gare, hèle un taxi et retourne au quai. Nous nous garons le long et mes trois compagnons montent à bord : Jones, mon serviteur (non-joueur); Robert, le détective privé et; cachant dans son dos une seringue hypodermique, un médecin renommé de Harley Street (wiki en), le docteur Dalton. Moi-même, Jones et Robert saisissons le chauffeur et le tenons pendant que le docteur le pique avec la seringue.

Et échoue.

À ce stade le chauffeur terrifié – il pense probablement qu’il va être assassiné – essaye désespérément et bruyamment de se libérer. Ses longs cris perçants brisent le silence de la nuit. Heureusement, à nous trois, nous arrivons à le clouer au sol et à étouffer ses cris, permettant au docteur Dalton de tenter à nouveau de planter la seringue.

Ce qui échoue également.

Le chauffeur a maintenant perdu le contrôle de ses sphincters et le plan est en grand danger d’échouer, et avec lui tous mes futurs espoirs d’être encore considéré comme un aristocrate anglais – au moins jusqu’à un bain et un changement vestimentaire. Nous le plaquons au sol une seconde fois pour laisser le docteur faire une troisième tentative d’injection qui cette fois-ci et à notre surprise à tous, réussit.

C’est à ce moment qu’intervient l’échange suivant entre John (le meneur de jeu) et Général T (qui joue le docteur Dalton) :

John : “As-tu les détails de la drogue que tu utilises ?

Général T : Oui les voici [Il sort un feuille manuscrite de son “dossier de personnage” et la glisse sur la table à John].

John [lisant] : Produit l’inconscience en 30 minutes… Dure de 24 à 36 heures.

Les autres joueurs : Une demi-heure ?!! Tu disais que c’était un anesthésiant rapide !

Général T : Une demi-heure c’est rapide ! C’est un produit pharmaceutique, pas Hollywood !”

La situation se présente ainsi : le chauffeur hurle, pleure, implore et se fait dessus, et ce pendant trente minutes jusqu’à ce qu’il tombe dans un profond coma dont il ne sortira que 24 heures plus tard (au mieux), avec un souvenir parfait de l’expérience la plus horrible de toute sa vie.

Allons-nous l’amener au bordel ? Non, car si amener un gentleman sonné dans une maison de passe lui permettrait d’avoir beaucoup de bon temps, amener un homme dans le coma ferait rappliquer une ambulance. Le plan nécessite clairement quelques ajustements. Dans ce cas-là, l’ajustement consiste à lui bander les yeux, le bâillonner et l’enfermer dans une cabane de chantier. Cela fait, nous traversons la lagune à la recherche du Grand Canal que, de façon assez surprenante considérant que nous utilisons la méthode de navigation dite “pointe et prie”, nous trouvons après un seul échec. En quelques minutes, utilisant une échelle astucieusement prise sur le chantier, nous entrons dans le palais par une fenêtre du second étage et nous furetons dans la place à la recherche d’une cour intérieure, recherche qui est considérablement facilitée par la découverte d’un escalier par Robert.

Ça avait été une longue journée et une nuit encore plus longue. Nous avions affronté de nombreuses difficultés, surmonté de nombreux obstacles, assailli avec brutalité des hommes innocents. Mais maintenant nous étions au seuil de notre objectif final. Prudemment, silencieusement, débordant de curiosité, nous nous glissons par une porte cochère dans la cour… et découvrons qu’un détail, petit mais vital, avait échappé à notre plan.

Voyez-vous, nous ne savions rien de la statue que nous cherchions en dehors du fait qu’elle se trouvait dans la cour de ce palais. Et une statue se trouvait bien dans la cour. Malheureusement, dix-neuf autres statues s’y trouvaient aussi.

Le plan. Ne partez pas sans lui.

Article original : Planning – How Not To Do It (tiré de Signs & Portents n°8, p. 47)

(I) NdA : L’exception ostensible à cette règle apparaît dans Star Trek The Next Generation, lorsque le vaisseau va être détruit dans 45 secondes ; il est alors très approprié, narrativement parlant, que tous les officiers du vaisseau se retirent dans les quartiers du capitaine pour en discuter. [Retour]

(II) NdA : Il est vrai que nous avons atteint la plupart des objectifs que l’intrigue a mis devant nous mais je pense que les personnes à qui en revient le mérite sont John, notre meneur de jeu, suivi de près par Jones mon serviteur PNJ. [Retour]

(III) NdA : Les Chemises noires étaient des gros-bras paramilitaires du mouvement fasciste italien, à l’instar des Chemises brunes lors de l’avènement d’Hitler. Bien que de nombreux facteurs socio-économiques aient pu affecter la vie politique italienne durant cette période, je pense que l’on peut dire qu’ils étaient de bons gros [insérez votre insulte préférée]. [Retour]

(IV) NdA : Cette information nous avait été fournie par le chauffeur de bateau-taxi qui nous avait amené de Venise à Porto Marghera. Comme no us n’avions aucun langage en commun, c’était déjà un réel exploit, reposant sur une série complexe de formes de communication impliquant du mime, une gestuelle obscène, des coups de coudes complices, des clins d’œil et des hochements de tête, ainsi que le versement d’une importante somme d’argent. [Retour]

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Pour aller plus loin…

Cet article fait partie d'une compilation sur la malchance rôliste et ses multiples avatars : l'ebook n°13 : Fatal Fumble

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