Le Monde des nouvelles Ténèbres
© 2007 Allen Varney
NdT : sauf indication, les jeux cités pointent vers l’encyclopédie rôludique du Guide du RÔliste Galactique
Vous souvenez-vous de ce que vous faisiez, de où vous étiez, lors de la fin de notre sombre univers, en ce funeste jour de 2004 ? Mais si, quand Ravanna – la vampire antédiluvienne fondatrice du clan Ravnos, vous savez bien… – a combattu les Changeformes et les Euthanatoi [une Tradition de Mage (NdT)] au Bangladesh ? Un Ancien Vampire d’Orient invoqua un ouragan et la Technocratie [une Faction de Mage (NdT)] lâcha des bombes à neutrons qui tuèrent des millions de personnes. Pendant ce temps, dans l’Outre-monde (l’au-delà), le fourbe Seigneur Souriant déclenchait un équivalent mystique de la bombe d’Hiroshima, ce qui engendra un Maelström qui détruisit toute la Stygie en plus de lui-même (ce qu’il n’avait pas prévu). L’explosion déchiqueta des milliers d’Avatars [partie semi-autonome de l’esprit humain capable de créer des effets magiques (NdT)], et généra une tempête perpétuelle qui isola totalement l’Umbra [le monde spirituel (NdT)]. La Technocratie parvint finalement à se débarrasser de Ravanna grâce à trois miroirs solaires orbitaux. Vous vous souvenez ? De la grandiloquence, du grand-spectacle, du grand-guignol ! Au cours de cette conflagration baptisée la « Semaine des Cauchemars, » un nombre incalculable d’antagonistes trouvèrent une mort tarabiscotée dans le Monde des Ténèbres (MdT), l’univers des jeux de rôle de l’éditeur White Wolf. Et cette apocalypse n’annonçait pas seulement un univers flambant neuf, mais aussi un nouveau casting d’adversaires qui, à l’instar de leurs créateurs, allaient mettre de côté toute puérilité.
Sublime folie
Que ce soit grâce à Kindred : Le Clan des maudits, la série télé de 1996 rapidement mise en torpeur, au jeu vidéo Vampire : Bloodlines de Troïka sorti en 2004 sur PC, ou au MMORPG à venir [annulé depuis (NdT)], même les non-rôlistes connaissent le Monde des Ténèbres. Ou à tout le moins ont-ils croisé les innombrables pseudo-goths rondouillards qui arpentaient les conventions des années 1990. Avec la sortie en 1991 du jeu de rôles de Mark Rein-Hagen, Vampire : la Mascarade, White Wolf frappa un (très) grand coup. À travers Vampire : la Mascarade, Loup-garou : l’Apocalypse, Mage : l’Ascension et ses autres dérivés « où l’on joue le monstre » faisant appel aux système de l’Art du Conteur, le Monde des Ténèbres devint l’incarnation de l’angoisse gothique-punk au moment où elle devenait populaire. « J’accepte le monstre en moi de peur d’en devenir un ! » se lamentaient des milliers de personnages-joueurs ayant involontairement subi l’Étreinte, l’Éveil ou leur Premier Changement [phases de transfigurations respectives de Vampire, Mage et Loup-Garou (NdT)]. Et de se débattre avec leurs nouveaux pouvoirs et de nouvelles opportunités, tout en cherchant leur place au sein de leur Clan, Coterie ou Cabale [désignations respectives d’un groupe de PJ liés dans Loup-Garou, Vampire et Mage (NdT)] sous la menace latente des conspirations immémoriales, mais néanmoins mystérieuses, de leurs aînés antédiluviens.
En d’autres termes ces personnages, tout comme leurs joueurs, faisaient face à leur puberté.
Ces jeux de rôles aux problématiques adolescentes, ainsi que leur folle originalité – ils étaient incohérents, foisonnants, déséquilibrés et pourtant débordants d’énergie - offrirent à White Wolf une influence immense et des ventes colossales. L’éditeur revendiquait une approche plus personnelle et artistique que la plupart de ses aînés ; chaque gamme portait fièrement la marque de son directeur éditorial (line developer). Cela entraîna des poussées d’orgueil qui se reflétaient sur les monceaux d’épigrammes ornant les ouvrages, les Majuscules Mal Placées et les exhortations au Conteur à se débarrasser des règles quand elles interféraient avec la narration. Pour la GenCon de 1994, White Wolf fabriqua pour ses employés des badges, sur lesquels on pouvait lire
VA TE FAIRE F-----, MORTEL, JE SUIS CHEZ WHITE WOLF. »
Les auteurs avaient pour interdiction formelle d’utiliser le terme « méchants ». Même les plus pures incarnations d’un mal cosmique n’étaient pas des « méchants ». Non, le terme employé était « antagonistes ». Au même titre que tout le reste, les antagonistes de l’Art du Conteur en reflétaient l’originalité.
Phil Brucato, le directeur éditorial des deux premières éditions de Mage et aujourd’hui collaborateur indépendant sur la gamme Loup-garou, explique à The Escapist :
Quand je crée un antagoniste pour le Monde des Ténèbres, je veux qu’il incarne un thème tout en s’intégrant à l’univers. Tezgul le Dément (dans Mage : the Sorcerers Crusade) représentait le chaos bestial. Ses hordes ébranlaient les frontières du monde de la Croisade des Sorciers et le seul fait de montrer sa vilaine trogne faisait s’unir les diverses factions en guerre. Je cherche aussi un personnage qui me donne la chair de poule. Le Roi-Mille-Pattes d’ Infernalism : the Path of Screams me donne encore des frissons, même aujourd'hui. »
Brucato préfère les adversaires de faible puissance pour le Monde des Ténèbres, même s’il avoue qu’occasionnellement
« c’était sympa de franchir les limites et d’introduire un méchant débridé comme Voormas l’Euthanatoi renégat, avec son château umbral volant et son équipe de tueurs magiques. »
Un certain méchant débridé reste néanmoins l’une des plus célèbres erreurs de l'éditeur : Samuel Haight, un mage-vampire-garou maléfique dont l’histoire plomba trois gammes entières.
« Nous étions une entreprise très jeune, » se souvient Brucato. « La personne la plus âgée de l’équipe quand j’ai été embauché à plein temps en 1993 avait 31 ans. À bien des niveaux, nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions, et la saga de Samuel Haight nous paraissait une bonne idée à l’époque. Il ne s’agissait clairement pas d’un concept unique ; cela faisait des années que les éditeurs de JdR et de comics utilisaient la ficelle du ‘méchant récurrent’. Si le MdT avait été D&D, cela n’aurait pas posé de problème. Cette approche était cependant en totale opposition avec l’atmosphère du Monde des Ténèbres de l’époque, et allait à l’encontre de tout ce qui faisait la popularité de cette gamme. La leçon à en tirer pourrait être : ajustez vos concepts marketing, à ce qui fait l’attrait de votre produit et aux attentes de votre public. »
Reprise à zéro
Mais ce que le public demandait, c’était aussi davantage de puissance. Au fil du temps, le système de règles de White Wolf s’alourdit, se transformant en une machinerie tentaculaire qui la réservait aux initiés (1) . Cette orientation grobillisante des jeux du Conteur, de plus en plus appuyée, poussa certains individus à les cataloguer comme « AD&D sous extasy coupée. » Il y avait des dinosaures-garous. Même Sam Haight n’aurait presque pas détoné dans le Monde des Ténèbres de 2004.
L’intrigue générale à base de conspirations multiples (metaplot) commença à s’effondrer sous son propre poids. Comme un logiciel trop longtemps patché, tout univers de pop-culture accumule inévitablement un tas de données inutiles, redondantes et encombrantes. Pensez aux étagères débordant de romans dans les Royaumes Oubliéswiki, ou aux analyses exhaustives des incohérences concernant les extraterrestres ou les objets contenus dans chaque plan de Star Wars. Un adepte de comics doit s’enquiller 40 ans de continuité superhéroïque ne serait-ce que pour lire Infinite Crisis wiki de DC ou n’importe quel volume des X-Men. Et ne parlons même pas de Star Trek.
Maintenir une cohérence dans l’intrigue globale du Monde des Ténèbres nécessitait une casuistique jésuite. Les créateurs se sentaient plus archivistes que journalistes aventureux. Dans les premiers temps, les auteurs se contentaient de piller l’Histoire pour y trouver leurs Primogènes vampires ou leur Maîtres mages ; à présent ils devaient lire les douzaines de suppléments parus. Personne n’était capable de garder en tête l’incroyable éventail d’antagonistes et de conspirations, à part les fans les plus acharnés. White Wolf n’en fit jamais d’inventaire exhaustif ; même à ce jour sa page wiki sur le Monde des Ténèbres n’est que fragmentaire [cette page n’existe plus (NdT)]. Tout le système était grippé.
Aussi, à l’instar de nombreux univers de la pop-culture, le Monde des Ténèbres eut droit à son reboot. The Time of Judgement, une série de quatre suppléments scénaristiques à couverture rigide en 2004, décrivit plusieurs manières de mettre un terme à la tentaculaire méta-intrigue. Aucune ne mentionnait explicitement la bataille entre Ravnos, loups-garous et Euthanatoi au Bangladesh ; cette version parut dans une trilogie de romans dérivés. Ces derniers, tout comme les scénarios, avaient déjà tant à faire ne serait-ce que pour mettre un peu d’ordre dans tout ce bazar, que leur effet dramatique fut limité. Peu de rôlistes s’en souviennent avec tendresse. Le site officiel des ouvrages de la Fin des Temps de White Wolf comprend de nombreux liens morts, ce qui semble de circonstance. La conséquence la plus mémorable de cette gamme fut sans doute la critique de Scott Leaton du verre à liqueur promotionnel Time of Judgment [il s’agit d’une variante de la célèbre recette de la dinde au whisky (NdT)].
Flunch VS Blanquette
Lancés entre l’été et l’automne 2004, les jeux de rôle du nouveau Monde des Ténèbres (Vampire : le Requiem, Loup-Garou : les Déchus et Mage : l’Éveil ainsi que les « satellites » qui les ont suivis comme Promethean et une version révisée de Changelin) amenaient un nouveau « système du Conteur », plus simple et cohérent. Le contexte, totalement repensé, simplifié et (tenez-vous bien !) sans aucune intrigue globale, mettait l’accent sur l’horreur personnelle.
Les créatures surnaturelles n’y dirigent plus le monde ; en réalité, la plupart se débattent juste pour survivre. Les personnages-joueurs ont tendance à évoluer dans une zone géographique plus restreinte, comme une ville ou même un simple quartier, entourée d’adversité. Tout est très, heu, sombre. D’après Brucato,
« l’ancien Monde des Ténèbres était un peu comme l’univers de Chaos ! Comicswiki(en). Le nouveau est plus proche de celui d’X-Files. »
Le postulat de départ semble identique pour les deux versions : « Au temps jadis, quand la magie était omniprésente, quelqu’un a merdé et a tout fichu en l’air, et maintenant ta vie est pourrie. » Mais là où les anciens jeux de rôle fustigeaient les méchants – pardon, les antagonistes – et se lamentaient sur l’inéluctable fin de toute chose, les nouvelles versions (en particulier Loup-Garou) adoptent une approche plus constructive :
« Nos prédécesseurs ont tout gâché, à nous de réparer les dégâts. »
Pour refléter ce changement, les nouveaux antagonistes de ce contexte « s’intègrent à cette expérience plus localisée, » nous confie Justin Achilli, le responsable de la gamme Requiem.
« Les créatures comme les Rampants du Nexus ou les Antédiluviens en furie ne cadrent pas avec l’atmosphère d’isolement et de xénophobie des nouveaux jeux. Nous avons donc limité leurs pouvoirs ou modifié leur historique pour faire en sorte qu’en abattre un ne soit pas une question de ‘Sauver le monde !’ Désormais il s’agit plus de ‘Sauver nos miches.’ Je pense que la moralité dans le nouveau Monde des Ténèbres est beaucoup plus nuancée, et que les personnages-joueurs ont moins de latitude pour devenir des héros notoires. Les antagonistes reflètent cela. Prenez par exemple les qashmallim de Promethean. Il s’agit de colonnes de flammes incarnées personnifiant l’Étincelle Divine, un concept hautement amoral. Comment affrontez-vous une telle créature, sans parler de la considérer en termes de bien et de mal ? »
« Je trouve que ceux qui ont le mieux réussi la transition sont les ennemis spirituels. Ils sont devenus encore plus étranges et ésotériques, plus difficiles à cerner. Ils se rapprochent de forces de la nature, et sont des énigmes par eux-mêmes. Les esprits ne sont pas intrinsèquement amicaux ou hostiles. Vous devez découvrir comment interagir avec eux individuellement. Ils sont de la matière qui fait les grandes histoires, tout en proposant un défi aux groupes de joueurs. Il n’y a plus de ‘Oh, c’est une créature de type X, elle est vulnérable au feu magique mais résistante aux balles.’ »
« Les antagonistes du nouveau Monde des Ténèbres sont plus représentatifs des conflits qui animent les parties, plutôt que l’objet de ceux-ci. Il ne s’agit pas de nettoyer une usine remplie d’une centaine de mutants radioactifs esclavagistes, mais plutôt de découvrir ‘Qui assassine les femmes célibataires de cette ville, et comment l’empêcher de s’attaquer à moi ?’ »
Cette approche de White Wolf concernant les antagonistes révèle-t-elle quoi que ce soit sur le MMORPG World of Darkness ? Les employés ont interdiction d’en parler. Achilli déclare néanmoins à The Escapist que le reboot n’avait pas spécialement pour but de préparer l’arrivée des versions informatiques :
« Prenez les différents types d’histoires qui se racontent un peu partout : elles sont bien plus personnelles et intériorisées que la plupart des scénarios de jeux vidéo. Mais d’un autre côté, tout le monde adore les jeux vidéo, et nous espérions faire un jour une incursion dans ce media. Les Engeances de Bélial de Vampire, les esprits de Loup-Garou et Mage et les Pandorans de Promethean pourront opérer la migration sans difficulté. »
Il est sans doute un peu facile de faire le parallèle entre la nouvelle maturité du Monde des Ténèbres et l’avancée en âge des responsables éditoriaux de White Wolf. Qu’avons-nous perdu au change ? Après deux décennies, tout le monde voit sa vigueur décliner. Certains joueurs trouvent le nouveau Monde des Ténèbres moins excitant, moins copieusement imaginatif. Les nouveaux jeux provoquent encore la polémique, et en particulier Mage dont les échanges enflammés sur les forums ne semblent jamais devoir s’éteindre. Un utilisateur des forums de RPG.net nommé Bailywolf a posté une comparaison (en) :
« Le nouveau Mage est vraiment bien ficelé ; il est parfaitement conçu, équilibré, fignolé… c’est un véritable ballet céleste, à l’inverse des guerres de gangs mystiques de l’ancienne version. Le nouveau Mage est comme Flunch : vous avez de la variété, un service de qualité, vous pouvez y aller un peu partout et vous y trouverez un choix de plats bien préparés mais ayant étrangement tous un peu le même goût. Le vieux Mage est comme une assiette de blanquette de Chez Lucienne au fin fond de la Creuse. On y a mis un peu tout et n’importe quoi, le restaurant est crasseux, le service paresseux (à moins que vous ne soyez un habitué) et les voisins de table douteux. Mais bordel, c’est la meilleure blanquette que vous ayez jamais mangée. »
« Voilà ce que je pense du nouveau Mage, » ajoute Ian Noble dans un commentaire acéré sur le même sujet. « J’ai déjà acheté Unknown Armies et Sorcellerie. »
Néanmoins, le nouveau Monde des Ténèbres a gagné un respect général. De nombreux rôlistes préfèrent cette nouvelle version pour sa finition, sa cohérence, son échelle plus resserrée et l’Horreur efficace qu’elle transmet. L’index de référence des JdR de RPG.net donne les notes des utilisateurs – elles sont respectables pour Vampire et clairement élogieuses pour Loup-Garou et Promethean.
L’ultime signe de reconnaissance arriva en 2006, avec la sortie chez Wiley Publications de Vampire : le Requiem pour les Nuls rpgnet. Pour le meilleur et pour le pire, il semblerait que le public ait grandi en même temps que l’univers de jeu.
Article original : World of New Darkness
(1) NdT : grognard capture en VO : l’appropriation d'un système de jeu par ses joueurs les plus fanatiques, entraînant un alourdissement des règles pour apporter toujours plus de réalisme. Lié à une approche simulationniste et aux développements de wargames comme Squad Leader et sa version « avancée ». [Retour]
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