Le Problème des dieux créateurs

L’une des choses qui me fait le plus tiquer lorsqu’on me parle d’un univers de fantasy, c’est l’insistance de traiter la création divine selon une perspective véridique. C’est ce qui se passe quand l’autrice ou l’auteur de l’univers explique comment l’univers est créé depuis ses origines, ou comment et pourquoi les divinités créent le monde tel qu’il sera exploré dans l’histoire.

Je peux respecter, et je respecte, la fascination qui nous pousse à nous pencher sur les causes divines : écrire et donner un sens aux raisons des divinités créatrices est une obsession de l’humanité depuis la nuit des temps.

Le théocentrisme véridique, voilà le petit nom que j’aime attribuer à cette manière de créer des univers. Elle a une force narrative lorsque les intrigues qui impliquent les protagonistes sont directement liées aux divinités créatrices. Elle nous décrit des mondes de petite envergure, des nations de style méditerranéen où le lien entre dieux et mortels est adapté à un territoire gérable. Ce n’est pas sans rappeler l’épopée homérienne ou tolkienienne : Frodon parcourt plus ou moins 2000 km lors de son périple ; Alexandre le Grand, plus de 25 000.

Dans ce système de création d’univers, il est facile d’établir des parallèles entre les luttes inter-divinités et les événements dans le monde terrestre. Les dieux ont des conflits entre eux et de ces conflits naissent

  • des antagonistes puissants qui menacent l’ordre sur terre,
  • ainsi que des métaphores au comportement des mortels.

On peut établir des liens étroits entre les dieux, les classes sociales et les protagonistes.

C’est super si on veut écrire une histoire, mais il y a des inconvénients si on veut proposer un univers où des histoires peuvent se dérouler.

L’inconvénient le plus grave, c’est qu’en choisissant un système théocentrique véridique, on efface d’un coup de plume toute la richesse culturelle qui dérive du contact entre les religions. Quelle est la nature des autres religions et cultures qui apparaissent dans l’œuvre ? Peu importe : le spectateur sait qu’il n’y en a qu’une qui est vraie et que les autres ne sont que des mythologies dérivées ou des sectes fondées par des dieux qui se sont rebellés contre le panthéon établi.

Statue d’Azura dans Skyrim

Statue d’Azura dans Skyrim

Imaginons que vous choisissiez un système de panthéon divin semblable à celui des Grecs et que vous placiez Ouranos wiki et Gaïa wiki en dieux primordiaux. Vous changez les noms, bien entendu, mais vous vous inspirez de leur généalogie pour créer un panthéon enrichi de dieux, de titans wiki, de demi-dieux, et toute une armée de divinités mineures, d’objets divins et de dieux en colère qui s’enquiquinent les uns les autres - ce qui permet de créer des antagonistes intéressants. Génial, vous avez un panthéon véridique pour créer de grandes aventures, mais… Que se passera-t-il quand les persos rencontreront le panthéon égyptien ?

Pour donner du pouvoir aux dieux égyptiens, il faudra les relier au panthéon véridique. Sont-ils des enfants illégitimes de Zeus ? Est-ce que des titans dont on n’avait pas entendu parler ont créé ces nouveaux panthéons ? Atoum wiki est-il en fait un titan ?

Tout ça produit un énorme désordre juridictionnel dès que la trame narrative dépassera ne serait-ce qu’un peu la limite dite « gérable ».

Donc, soit vous retirez cette exploration du scénario, soit vous retirez le scénario lui-même. Ce qui veut dire que dans votre monde de fantasy :

  • Il n’y aura pas de Marco Polo pour relier des nations séparées de 7500 km.
  • Il n’y aura pas non plus d’Égérie wiki pour voyager à travers des dizaines de pays pour visiter des lieux saints au IVe siècle.
  • [Ajout du traducteur : il n'y aura pas d'Ibn Battûta, qui au XIVe siècle voyagea du Maroc à la Chine, et d'Astrakhan au Kenya]
  • Il n’y aura pas de pays autres que ceux dans la frange colonisée sur laquelle votre histoire se focalise. Le reste sera une terra incognita wiki (un procédé fiable mais vu et revu).
  • Il n’y aura pas de Christophe Colomb pour traverser les océans et connecter des cultures qui se sont développées séparément.
  • Il n’y aura pas non plus de grands empires comme celui des Romains, des Perses, des Mongols ou des Espagnols, qui englobent des cultures différentes pour les réunir dans des creusets.

Le paradoxe des univers de jeu théocentriques véridiques est qu’ils proposent au spectateur extérieur une vision qui appauvrit les sociétés du monde qu’ils tentent de bâtir.

Marco Polo arrivant dans une ville chinoise (1234)

Marco Polo arrivant dans une ville chinoise (1234)

Nos sociétés sont riches en religions imprécises, qui évoluent et se tordent au gré de la manipulation politique et historique. Jésus-Christ, Mahomet, Bouddha, Confucius et Lao Tseu ont un point commun surprenant : aucun d’entre eux n’a écrit quoi que ce soit. Les livres considérés comme fondateurs de leurs courants de pensée ou religions sont toujours postérieurs.

De la parole de Jésus jusqu’au Vatican actuel, il y a une immense déformation historique, politique et philosophique dont on peut extraire quelque chose de vraiment intéressant pour nos mondes de fantasy : la différence entre les idées initiales d’une religion et les différentes perspectives de la société à l’instant zéro de notre monde de fantasy crée une richesse narrative.

J’aime appeler cette perspective l’ethnocentrisme incertain, que je trouve merveilleux pour ce qui est de la création d’univers imaginaires. On ne sait pas quelle vérité se cache derrière la création du Monde, on connaît juste les avis des différents peuples et sociétés ; on les voit uniquement défendre leur vérité en toute circonstance. Ces opinions peuvent engendrer

  • des guerres saintes (qui relèvent plus de la politique que de la sainteté),
  • des divisions internes,
  • des influences directes entre monarchies et hiérarchies religieuses ;
  • des prophètes et des mystiques enflamment le cœur des peuples et des commerçants,
  • ...tandis que les diplomates et les conquistadors relient des peuples à d’autres, ce qui enrichit l’univers.

Au sujet des dieux, il n’y a pas de vérité ultime qui remonterait à la création de l’univers. Il existe des panthéons, des influences, des puissances et [les limites de] ce que vous voudrez expliquer, sans pour autant avoir besoin de remonter à un vide primordial où une intelligence solitaire se masturbe pour pallier sa malheureuse situation (mythe héliopolitain de la Création wiki: Atoum, le dieu primordial, crée le reste du panthéon en se branlant). Et si cette ultime vérité devait exister (si vous avez tenu à la développer), elle n’est pas révélée sur terre en tant que certitude absolue, mais plutôt sous forme de fragments et de versions, comme un puzzle kaléidoscopique dont chaque société dispose d’un fond de vérité et d’une majorité d’invention.

Je trouve que ces deux perspectives sont intéressantes et amusantes tant qu’elles sont adaptées au contrat narratif. Si vous voulez créer une aventure homérique dans un cadre accessible, le théocentrisme véridique sera parfait ; mais si vous souhaitez écrire un monde ouvert avec différentes cultures et une géographie importante, optez plutôt pour l’ethnocentrisme incertain. Évaluez la promesse que vous faites au public qui consommera votre œuvre et si votre approche de création d’univers honore cette promesse, ou si elle est au service de votre plaisir créatif.

Pour conclure, je pense que ces deux styles peuvent se mélanger, mais il faudra alors réaliser un gros travail de fond dans la création de l’univers et de la mythologie, en séparant largement les entités créatrices de l’univers, les « dieux inconnaissables » [c’est-à-dire, impossibles à connaître ou à imaginer (NdT)], et les dieux connus des religions du monde en question (les « divinités locales »). Cela implique de passer par la création d’une hiérarchie beaucoup plus grande que ce à quoi on est habitué… en Occident.

J’en reparlerai peut-être une autre fois.

Article original : Sobre la creación de mundos y el problema divino

Sélection de commentaires

Master Gollum

Cette simplification narrative est malheureusement très fréquente dans les œuvres de fantasy, ce qui crée des mondes monothématiques, dont le paradoxe extrême est le Cosmère [de l'écrivain de Fantasy Brandon Sanderson wiki (NdT)] : créer tout un ensemble de mondes interconnectés au lieu d’une seule planète multiculturelle (1).

Je crois que je ne connais qu’un seul univers de fiction qui ait pris au sérieux la pluralité religieuse, ne serait-ce que pendant quelques années.

On voit aussi un courant qui ressemble à ce phénomène dans la science-fiction, quand on crée des univers entiers dominés par un écosystème unique, ce qui est, soit dit en passant, totalement anti-scientifique.

(1) NdT : lisez absolument l'article complémentaire à celui-ci Espèces / races / cultures ptgptb [Retour]

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Commentaires

Je pense que cette vision est déformée par le fait que dans notre monde, il n'y a aucune preuve tangible de divinités. Donc il ne peut y a voir que des interprétations.

Dans la plupart des mondes de fantasy, l'intervention divine est "clerc" et nette. Donc ce qui est considérable comme une vérité universelle et une unité de croyance (d'ailleurs peut-on parler de croire si les preuves existent) peuvent donner évidemment différents courants mais une seule religion de manière probable.

Difficile de nier l'existence de Morgoth, alors que celui-ci est descendu sur la Terre du Milieu, contrairement à nier l'existence de Thor lorsque l'on est chrétien.

Auteur : 
Rhiedus

Excellent article qui souligne une fois de plus les faiblesses de certains classiques de l'heroïc-fantasy.

Il y pourtant un ou plusieurs créateurs évidents pour chaque univers fantastique : son ou ses auteurs ! Tous les dieux et panthéons lui ou leur sont ainsi subordonnés.

En poussant encore un peu on peut même aller chercher derrière ces créateurs ceux qui les ont inspirés : les auteurs des grands classiques du genre. Des "Grands Anciens" en quelque sorte...

Auteur : 
EyeOfTheBeholder

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