Les victoires intermédiaires
© 2007 M. J. Young
Ma femme a récemment gagné à l’un de ces concours organisés par les chaînes de restauration rapide pour vous inciter à venir chez eux. Elle a décollé une languette sur son gobelet qui annonçait qu’elle avait remporté une portion de frites.
À ce moment-là, je me suis demandé pourquoi ces restaurants nous prennent pour des imbéciles en nous faisant gagner des frites gratuites. Sérieusement, ils pourraient tout aussi bien nous offrir une boisson gratuite : ils les offrent comme si cela ne coûtait rien.
« Nous sommes désolés d'avoir complètement gâché votre commande en mettant du poisson pané dans tous les sandwichs au lieu de steaks hachés ; voulez-vous des frites gratuites ? »
« Nous sommes désolés de vous avoir fait attendre si longtemps que vous avez manqué tous vos rendez-vous de l’après-midi ; pouvons-nous vous proposer des frites gratuites ? »
« Nous sommes désolés que notre notre camion de livraison ait écrasé votre enfant sur le parking ; que diriez-vous de quelques frites ? »
Les frites ne représentent rien pour eux. Si vous ne les prenez pas, ils jetteront généralement les restes en fin de service, y compris ce qui aura refroidi dans l'après-midi. Je suis donc déçu lorsque je soulève l'autocollant d'un concours et que j'apprends que j'ai gagné des frites gratuites.
La loterie nationale fonctionne de la même manière, en tout cas dans le New Jersey. Je n’aime pas la loterie pour de nombreuses raisons, mais ce n'est pas la question. Si cela vous intéresse, j'ai écrit un article à ce sujet ici (en).
Je ne joue pas à la loterie car je n’aime pas perdre. Pourtant, lorsque je vivais dans une région particulièrement défavorisée, il m'était impossible d'entrer dans une supérette sans avoir à faire la queue derrière une personne manifestement pauvre, munie d’une longue liste de tickets de loterie à acheter. Dans le New Jersey, il existe des tickets à gratter, dont le prix varie de un à plusieurs dollars. Les gens les achètent et grattent immédiatement les cases dans le magasin. Je n'ai jamais vu quelqu'un gagner plus de deux dollars. Chose intéressante, je les ai vus gagner encore plus de tickets de loterie. On dépense un dollar pour un ticket de loterie gagnant, mais on ne récupère même pas son dollar, juste un nouveau ticket de loterie.
Cela me semble tellement absurde. Si les fabricants se débarrassaient de tous les tickets indiquant que l’on en a gagné un autre, ils feraient des économies puisqu’ils imprimeraient moins de tickets. Cependant, ceux qui grattent les cases et en obtiennent un autre considèrent qu’ils sont gagnants.
Ceci reste un mystère pour moi. Les frites et les tickets de loterie ne sont pas des prix. Alors, pourquoi prétendre le contraire ?
Le fait est que les personnes qui gagnent ces broutilles ont l’impression de gagner quelque chose.
Les formations motivationnelles enseignent l’importance de se fixer des objectifs réalistes. Il est difficile d’illustrer ceci, car l’objectif réalisable d’une personne est la chimère d’une autre, mais l’idée est de réaliser ses rêves en suivant des étapes dont chacune sera perçue comme une victoire.
L’enseignement est un bon exemple. Prenons des élèves de lycée qui souhaitent devenir avocats ou avocates. Pour y parvenir, il leur faudra terminer sept années d’études supérieures avant de pouvoir passer l’examen du barreau. Pour certaines personnes, il sera aisé de garder cet objectif bien en vue et de ne jamais hésiter quant au chemin à suivre. Cependant, pour la majorité d’entre nous, il est beaucoup plus raisonnable de diviser cet objectif en étapes intermédiaires plus réalistes.
Si l’on se fixe pour objectif d’obtenir la moyenne en algèbre, la satisfaction sera grande en cas de réussite. Il sera alors possible de passer par d’autres objectifs clairement réalisables pour arriver jusqu’à l’obtention du diplôme de fin d’études secondaires [équivalent du baccalauréat (NdT)]. Au final, sur le parcours pour devenir avocat ou avocate, l’obtention du diplôme de fin d’études secondaires ne représente rien de plus que de gagner des frites. Mais nous en ressentirons de la satisfaction, car c’est un objectif que nous nous sommes fixé et que nous avons atteint avec succès.En plus de cela, il y a beaucoup d’autres étapes qui peuvent être reconnues comme telles :
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réussir les quatre années d’études universitaires,
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obtenir une bonne note au test d’admission de la Faculté de droit,
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progresser dans les études supérieures proprement dites.
Réussir sa première année de droit ne signifie pas grand-chose : si vous vous arrêtez là, vous n’aurez toujours pas de diplôme. Les personnes qui terminent la deuxième année ne sont pas plus avancées que celles qui commencent à travailler dès leur sortie de la fac. Mais si vous percevez cela comme un succès, un objectif atteint, et que vous le célébrez en tant que tel, cela vous donnera la motivation de poursuivre l’année suivante et finalement d’accomplir cette tâche.
Mais vous vous demandez probablement quel est le rapport entre les frites, les tickets de loterie, les tests d'admission à la Faculté de droit et le JdR. Tout est lié à la notion de récompense. Il n’est pas forcément question des systèmes de récompenses que nous intégrons dans nos jeux de rôles, bien qu’il puisse y avoir un lien, mais plutôt de l’idée de construire des scénarios qui intercalent des étapes clés, des petites victoires, des objectifs intermédiaires qui peuvent être atteints tout au long du chemin vers l’objectif ultime.
Imaginons que vous ayez une idée géniale pour une campagne épique qui consisterait à renverser un empereur maléfique qui opprime toutes les planètes civilisées de la galaxie (bon, je n’ai pas dit que c’était une idée originale, j’ai juste dit que c’était une bonne idée). Des années seront nécessaires aux Personnages-Joueurs pour faire tomber ce type. Ils commenceront par comprendre le problème et potasseront le sujet : ils mettront alors en place un mouvement de résistance et initieront la lutte pour aller vers leur but ultime.
On peut avoir l’impression à ce stade que la campagne s’éternise, qu’il ne se passe pas grand-chose, mais ce n’est pas vrai. En tant que MJ, vous pouvez constater qu’il se passe beaucoup de choses. La résistance se renforce, de nombreuses planètes se rallient à sa cause et les choses progressent vers la confrontation qui permettra de renverser la situation. Les joueurs et joueuses, de leur côté, constatent seulement que la partie stagne, qu’ils n'approchent pas de la chute du despote, et perdent alors de l’intérêt pour la campagne. Ceci est inévitable. Qui veut continuer à lire une histoire dans laquelle plus rien ne se passe vraiment ? Qui veut continuer à jouer à une partie qui semble être dans une impasse ?
Pour résoudre ce problème, la solution est de proposer aux rôlistes des missions intermédiaires à accomplir tout au long de leur aventure. Ce sont des histoires qui n’ont peut-être rien à voir avec le coup d'État contre l’empereur, mais qui instaureront un sentiment de réussite nécessaire pour que les joueurs et joueuses aient envie de poursuivre la campagne.
Alors, imaginons que l’empire construise, par exemple, une sorte de super-arme dans une station spatiale qui serait capable de détruire des planètes entières (je n’ai pas dit que c’était original, d’accord ?).
Imaginons également que les PJ mettent la main sur les plans de cette arme : laissez-les donc tenter de la détruire et arrangez-vous pour que cela soit réalisable ! Ce ne sera qu’un grain de sable dans les efforts pour mettre fin au règne de l’Empereur, mais cela sera perçu comme un nouveau souffle pour la résistance. Il s’agit d’une petite récompense symbolique pour les joueuses et joueurs - comme gagner des frites ou des tickets de loterie gratuits - qui les inciteront à poursuivre la partie.
Mais cela a un autre intérêt, notamment dans le cas où vos parties mènent à l’échec des joueurs.euses. Par exemple, il est possible pour les PJ d’arriver à la confrontation avec l’empereur maléfique et de se préparer à le traduire en justice, mais de ne pas être à la hauteur de cette tâche et de mourir au cours de la bataille finale.
Malgré leur échec, les victoires intermédiaires remportées au cours de l’aventure donneront toujours du sens à l‘histoire. Même si les PJ n’auront pas tué l’Empereur, l’arme spatiale meurtrière aura été détruite, la résistance éparpillée se sera unifiée en une formidable armée d’opposition et la princesse derrière laquelle le peuple pourra se rallier est sauve.
Finalement, ces réussites symboliques peuvent sembler insignifiantes, car la seule chose qui compte, c’est la défaite de l’Empereur. Mais les joueurs et les joueuses s’en souviendront comme des victoires en cours d'aventure, lesquelles auront fait en sorte que la campagne vaille la peine d'être jouée même si, au bout du compte, les PJ n'auront pas réussi à atteindre leur objectif.
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