Plus qu’un énième supplément d20
Les histoires à succès du JdR
© 2006 Monte Cook
Note de See P.XX : avant de taxer Monte d’un manque de modestie, je précise que le titre est de moi. Il se trouve que je prévoyais à l’origine de titrer cet article Comment Monte une maison d’édition florissante donc ça aurait pu être pire.
Note du traducteur : comme l’auteur le précise en fin de billet, cet article est une commande de l’éditeur à Monte Cook pour une série « les histoires des succès du JdR ».
Si on ne peut nier le succès [de la licence libre et du système] d20 lors de la première partie [des années 2000], à partir de 2003 (voire plus tôt) les éditeurs ont commencé à se jeter la tête la première dans un mur que j’aime appeler le syndrome « un-énième-supplément-d20 ». Avec autant d’acteurs produisant des suppléments pour ce système sur tous les sujets imaginables, le créneau fut saturé. Les magasins de jeux croulaient sous les jeux estampillés d20 . Pire, tous les thèmes les plus évidents étaient traités par de multiples éditeurs, parfois plusieurs fois. Même les sujets les plus obscurs (et qui l’étaient sans doute pour une bonne raison) n’échappaient pas à cette frénésie de publication.
Après quelque temps à ce régime, les ouvrages d20 commencèrent à tous se ressembler, tant pour les clients que pour les vendeurs. Ces derniers finirent par se dire que les titres étaient tous les mêmes et qu’ils pouvaient bien regrouper les livres par paquets de vingt, quels que soient leur contenu et leur date de sortie. De même, du côté des acheteurs, acheter un supplément d20 devint une routine ; ils se contentaient de vérifier de temps en temps si quelque chose de nouveau était sorti qui déclenche leur envie. Ils balayaient les étagères de nouveautés-de-la-semaine de leur boutique de manière aussi superficielle et détachée qu’ils feuilletaient un magazine.
Certaines entreprises décidèrent de répondre à ce problème par une approche quantitative, en sortant autant de suppléments que possible tout en couvrant un maximum de thèmes. Elles choisirent de dominer le marché et de se distinguer des autres par leur simple surreprésentation. Les boutiques n’allaient pas réapprovisionner chaque mois « un-énième-supplément-d20 ». Donc plutôt que de compter sur ce réassort, autant le remplacer par la commande d’un nouveau titre. Cette technique a un autre avantage : un revendeur souhaitant diminuer ses commandes aura moins tendance à sacrifier une gamme déjà très présente sur ses étagères.
Chez Malhavoc Press, il nous apparut évident que nous ne pourrions pas appliquer cette méthode, même si l’idée était bonne à la base. Nous avons beau publier le travail de plusieurs auteurs, notre entreprise n’est au final qu’un studio de création conçu pour un seul éditeur et un seul auteur (respectivement ma femme Sue et moi-même). Il nous aurait été impossible de sortir plusieurs ouvrages chaque mois, ni même un seul par mois, même si nous l’aurions voulu. En tout cas, pas si nous voulions que la qualité soit au rendez-vous.
Notre approche pour circonvenir le syndrome du « énième-supplément-d20 » fut plutôt de publier moins de livres, mais de faire de chaque sortie un événement. Chaque produit devait être exceptionnel. Bien sûr, plein d’autres éditeurs - avant et après nous - ont tenté cette approche. Et elle fonctionne, si les choses sont bien faites.
Le problème auquel se sont heurtés de nombreux éditeurs fut la tentation de combiner ces deux méthodes. Ils se sont dit : « Hé, les livres à couverture rigide tout en couleur se vendent mieux que les formats plus petits. Faisons plus souvent ces ouvrages exceptionnels ! ». Résultat, ce qui était hier la marque d’une « sortie qui fait du bruit » est devenue celle « d’un énième bouquin » parmi d’autres. Au cours du phénomène d20, on a pu voir des choses devenir banales, comme les reliures cartonnées et les illustrations en quadrichromie. Cela n’impressionne plus le client : il considère que c’est le minimum.
Je suis d’avis que si vous optez pour une stratégie qui dit que chaque produit est spécial, il faut vous y tenir. Si vous ne le faites pas, non seulement ça ne fonctionnera pas, mais en plus vous ferez empirer les choses.
L’événement éditorial
Il nous fallait donc aller chercher plus loin les idées qui nous permettraient de présenter un livre comme un objet spécial, et pas juste un « énième-supplément-d20 ». Bien évidemment, la qualité était notre cheval de bataille, mais on peut présumer que c’est le cas de la plupart des éditeurs (en tout cas, tous s’en réclament). Pour nous, cela impliquait des textes agréables à lire, des règles solides et beaucoup de parties de test en amont.
Mais il ne suffit pas de faire en sorte qu’un livre soit spécial. Nous avons réalisé qu’il était aussi important d’ agir comme si c’était le cas. Les clients enthousiastes et impatients sont plus enclins à la dépense et apprécient plus leur achat après coup. Ils s’investissent dans toute une gamme. J’ai compris que si, au lieu de sortir deux ouvrages, je n’en publiais qu’un seul en y consacrant deux fois plus de travail, je vendrais deux fois plus d’exemplaires. Et comme tout éditeur le sait, il vaut bien mieux vendre 6000 exemplaires d’un livre plutôt que 3000 exemplaires de deux titres. Ce qui importe dans ce concept, c’est que la majeure partie du travail supplémentaire investi dans cet unique livre concerne la publicité, les aperçus, les bonus gratuits sur Internet, etc.
Notre stratégie débuta en 2003 avec la sortie du Monte Cook’s Arcana Unearthed grog . Même le titre utilisant mon nom et un possessif (au risque de passer pour de la prétention et de l’orgueil mal placé) avait été conçu pour convoyer notre idée que ce livre était particulier. Nous avons :
- annoncé sa sortie longtemps à l’avance et commencé à mettre en ligne des « notes de conception », où je parlais de ce qui avait présidé à la création de l’ouvrage.
- diffusé sur le site de nombreux aperçus (previews) et aides de jeu en amont.
- encouragé les débats et les spéculations sur les forums.
- fait imprimer des prospectus pour les détaillants et leurs clients.
- passé des accords avec d’autres éditeurs pour créer des produits transversaux comme des figurines et des scénarios.
Le résultat ? À la sortie du livre à la GenCon le jeudi, la queue pour se le procurer faisait le tour du stand. Nous vendîmes 730 exemplaires rien qu’à cette convention et, alors que la majeure partie du milieu faisait face à des difficultés consécutives à la sortie de l’édition 3.5 de Donjons & Dragons, nous avons écoulé environ 30 000 exemplaires de notre supplément. Je ne dis pas cela pour me vanter, il s’agit juste d’un fait qui prouve que cette approche semble être tout à fait efficace.
Le point culminant de cette stratégie fut Ptolus, city by the Spire grog , un supplément [d’univers urbain, multi récompensé (NdT)] qui sortira à la GenCon 2006. C’est à mon sens le jeu le plus luxueux jamais publié. Épais de 672 pages, tout en couleurs avec des illustrations toutes les deux planches.
- Sa couverture est en relief ;
- il a 3 signets cousus en satin,
- vingt-quatre accessoires de jeu à utiliser par le MJ ou à distribuer aux joueurs
- une carte sur un poster double-face
- et un CD contenant 700 pages de contenu supplémentaire.
Nous avons tout mis en œuvre pour que ce mastodonte soit facilement exploitable. Chaque fois qu’un terme important est utilisé dans l’ouvrage (personnage, lieu, artefact, organisation), un renvoi de page en marge lui est associé. La moindre itération est référencée dans l’index. Nous avons utilisé des symboles et des couleurs (et parfois des petites illustrations) pour rappeler les informations pertinentes au lecteur. Et le contenu lui-même n’est pas en reste, nous l’espérons. Il a en tout cas été intensément relu et testé.
Où je veux en venir ? Personne ne qualifiera cet ouvrage « d’un-énième-supplément-d20 ».
Nous avons annoncé la sortie de Ptolus un an à l’avance. Pour en faire la publicité, nous avons créé des affiches, des brochures, des notes de conception, des aperçus, des articles dans plusieurs magazines, une campagne de publicité agressive dans [les magazines] Dungeon et Dragon , des figurines, encore plus de partenariats avec d’autres éditeurs, et une bande dessinée.
Ptolus : le comics
Le marché dématérialisé
Il peut sembler contradictoire qu’une entreprise qui a commencé comme pionnière dans le pdf s’investisse autant dans la fabrication de somptueux livres tout en couleurs. Au risque de paraître prétentieux, Malhavoc Press fut le premier éditeur à atteindre le succès commercial avec des livres en pdf. Quand le Book of Eldritch Might grog est sorti début 2001, il n’existait aucun site de vente de pdf (ni pour le jeu de rôle, ni autre), et aucun modèle économique à copier. Pourtant, avec plus de 14 000 exemplaires vendus, je suis convaincu qu’il s’agit du pdf payant le plus vendu à ce jour.
Mais les pdf sont en fait une technique que nous avons utilisée pour contourner le syndrome du « énième-supplément-d20 ». Je comparais plus haut ce problème à un mur. Ce dernier freine les boutiques dans leurs achats d’ouvrages et surtout, les empêche de renouveler leurs stocks. Le grand secret des pdf, c’est qu’ils sont toujours « présents dans les bacs ». Ils ne sont jamais en rupture de stock ; leur tirage n’est jamais épuisé ; et ils n’y a aucun délai de livraison. Les pdf que Malhavoc Press a sorti en 2001 se vendent toujours régulièrement en 2006. On aurait du mal à en dire autant des publications - papier.
Même si le marché du pdf est petit (tout en étant encore plus disputé), les coûts induits le sont tout autant. Rendre disponible en pdf un livre imprimé ne coûte quasiment rien. La sécurité est un problème, mais une simple recherche sur Internet montre que les livres disponibles uniquement en version papier sont [scannés et] autant piratés que ceux en format électronique.
Mais les pdf ont eu un autre effet bénéfique pour nous : ils ont assis notre présence sur le Net. Même si je pense qu’il est dangereux pour un éditeur présent sur Internet de s’imaginer que tout son public s’y trouve et vient y lire ses annonces ou ses articles de blog, notre stratégie agressive avec les pdf a sans aucun doute incité nos fans à suivre attentivement notre site et à nous considérer comme un acteur important de l’Internet [rôliste]. Pour Ptolus , c’est essentiel pour nous, car nous avons commencé à prendre les précommandes un an avant sa sortie. La réaction a été incroyable, avec près de 1000 précommandes directes, pour un livre cher que personne n’avait encore jamais vu. C’est cette formule qui a fait de Ptolus un modèle viable. Non seulement ces précommandes directes ont couvert l’énorme investissement en illustrations et en plans, mais elles ont aussi payé l’impression, extrêmement coûteuse.
Cet article m’a été commandé pour fournir un exemple de « success story » dans le marché du jeu de rôle. Je pense que celui-ci (si « marché » est bien le terme approprié) s’apprête à vivre une époque très intéressante. Ptolus est le sommet d’une stratégie qui nous a extrêmement bien réussi chez Malhavoc Press. C’est aussi devenu une sorte de clé de voûte dans notre planning de publication. Mis à part quelques réimpressions en retard, nous ne sortirons plus grand-chose dans un avenir proche. Ceci n’est cependant pas tant le reflet de la volonté de Malhavoc Press que de son propriétaire. Après 18 ans passés dans le milieu professionnel, dont cinq en tant que gérant de ma propre entreprise, tout en maintenant un rythme d’écriture soutenu, je suis devenu un vétéran quelque peu usé. De plus, j’ai de nouvelles opportunités dans d’autres domaines qui m’intéressent. Donc, Ptolus est en quelque sorte un chant du cygne. Et je suis ravi de partir sur une telle réussite.
Article original : RPG Success Stories - Not Just Another d20 Product
NdT : que l’on se rassure, Monte Cook n’a pas abandonné le JdR… Depuis 2013, Malhavoc a sorti Numenaragrog, un jeu somptueux dans un univers détaillé. avec des dés, des dossiers de personnages, un kit de démo, des plans, des cartes à jouer, une douzaine de suppléments en papier, une autre douzaine de suppléments uniquement en pdf, et même une licence (Cypher System Limited Licensegrog) « qui permet à d’autres éditeurs d’utiliser les règles et l'univers de Numenera », riche d’une douzaine de suppléments.
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