Se foutre du monde

“Donc, mon personnage est un guerrier bouseux ? Un enfoiré méchant et stupide ?

─ Oui.

─ Pourquoi n’a-t-il que 3 sur 10 en courage ?

─ Parce que c’est un lâche.

─ Donc cette machine à tuer teigneuse, qui a la réputation de tout détruire sur son passage, est aussi un lâche ?

─ Oui.

─ Mais il fait comment pour se battre, alors ?

─ Il doit passer en frénésie, j’imagine.

─ Ah ok ! En fait, c’est tellement un pétochard qu’il laisse la Bête prendre le dessus dès qu’il fait face à une menace !

─ C’est ça.”

Voilà ce qui arrive quand vous devez expliquer un personnage généré aléatoirement à un joueur qui s’imagine que vous y avez consacré ne serait-ce qu’une minute. Cet exemple est tiré d’une partie de Vampire grog, où tout ça semblait parfaitement logique.

Je n’ai jamais créé ni pris part à l’organisation d’un GN que je pourrais sincèrement qualifier de bon. Des parties de JdR sur table, pas de problème. Mais de GN ? Jamais. Toutes les parties de GN dont je parle ici sont anciennes. En Finlande, en tout cas, le GN est mort. Seuls le domaine des GN qui ne reposent plus autant sur la simulation progresse encore. Il y en a encore des tas de bons GN. Très bien organisés, bien mis en scène (d’après nos standards), bien écrits, etc. De jolis petits GN, très sûrs. Mais pas très intéressants.

De nos jours, le problème des GN est l’excès de sécurité. Ceux d’aujourd’hui sont très cadrés : règles de sécurité, normes, “politiquement correct”. Après tout, nous ne voudrions pas que quelqu’un soit blessé. Nous voulons juste nous amuser. Des efforts énormes ont été consentis pour rendre les parties sans danger ou même protégées contre les idiots.

Je veux de l’audace. Je veux qu’un GN puisse risquer de me choquer, m’offenser, ou d’être incroyablement mauvais ou ennuyeux. Je veux des parties simples mais novatrices.

Cet article passe en revue les GN les plus bizarres que j’ai organisés. Ce ne sont en aucun cas de bons GN. Ils ont tous été créés par un homme bien plus jeune. Techniquement, ils ont tous pour cadre le Monde des Ténèbres grog. Mais ils étaient certainement bon marché.

Au temps du lycée

J’ai toujours voulu organiser un GN où la frontière entre joueur et personnage serait volontairement floue. Malheureusement, c’est un terrain dangereux que je n’ai eu le courage d’arpenter qu’une seule fois, lors de mon tout premier GN. J’étais en première, au lycée Kallio [à Helsinki (NdT)]. C’était une école d’art, où je m’étais retrouvé parce que ma mère m’avait dit que contrairement aux autres établissements où j’étudierais des trucs comme la chimie, à Kallio j’apprendrais des trucs comme l’écriture et l’éloquence.

En gros : la belle vie.

Le GN s’appelait Kallion keijut (“Les Fées de Kallio”), et je m’y étais attelé avec Pyry Waltari, un autre lycéen. L’idée derrière ce GN était de faire jouer à tout le monde une version féerique d’eux-mêmes, pendant une journée de cours normale. Cela faisait des professeurs et des autres étudiants des PNJ tout trouvés, et facilitait l’interprétation des personnages. Près de la moitié des participants n’avaient jamais fait de jeu de rôle, et ils étaient encore moins nombreux à connaître le GN. Trente joueurs, et une heure et demie de jeu. Nous nous étions dit que nous pourrions le vendre comme une partie rapide, pour que personne n’ait le temps de trop s’ennuyer.

Comme nous voulions mettre en place des relations intéressantes, nous avons lancé un sondage auprès des joueurs, individuellement. En nous basant sur ces données, nous avons créé des liens fictionnels. Le but était que tout soit basé sur des faits réels, mais déformés. Les meilleurs amis devenaient des amants ou se haïssaient mutuellement en secret, ou les deux, et ainsi de suite.

Au moment où la partie s’est déroulée, ma première relation durable en était à son deuxième mois. Je ne me souviens pas si nous avons perdu notre virginité respective avant ou après le GN, mais c’est arrivé à cette période. Juste pour vous donner une idée du degré de maturité sur lequel tout reposait. J’avais pris le parti de ne pas demander à mes joueurs quelque chose que je ne ferais pas moi-même, j’avais donc écrit pour ma copine (qui participait) et moi une liaison amoureuse réprimée, profondément dysfonctionnelle et malsaine. Elle a fini par me hurler dessus de toutes ses forces au milieu du hall d’entrée du lycée. Il est possible qu’elle m’ait frappé, mais je n’en suis plus très sûr.

Je me souviens qu’une fille qui passait par là (une non joueuse) a dit à son amie, “C’est trop triste. Il y a un mois ils n’arrêtaient pas de se faire des câlins et de s’embrasser et ils sont déjà en train de s’engueuler.”

Je n’ai toujours pas la moindre idée de la manière dont ça s’est passé pour les autres joueurs, mais j’imagine que la plupart devaient juste être perdus. Je me rappelle de Jukka Seppänen qui avait kidnappé la princesse et l’avait portée jusqu’à l’endroit où les élèves se rassemblaient pour fumer. Je suis alors arrivé avec mon personnage de méchant et on s’est plus ou moins rentrés dedans. Je crois.

Ah, la grande époque.

Je n’ai toujours pas entendu parler d’un GN où la limite entre joueur et personnage serait volontairement rendue floue pour obtenir la plus grosse prise de tête possible.

Mon vampire parle le klingon

Le temps que je lance mon projet de GN suivant, j’avais été recruté par le groupe de conteurs des Chroniques d’Helsinki, une campagne du GN Vampire : la Mascarade qui durait depuis plus ou moins sept ans. J’y suis resté trois ans, et cette expérience m’a permis de réaliser que je suis une sorte de sommité en termes de médiocrité.

Heureusement, à l’époque les GN du Monde des Ténèbres étaient à la mode en Finlande, en partie grâce aux Chroniques d’Helsinki. Cela impliquait une grosse réserve de participants qui étaient programmés avec les modalités d’une certaine manière de jouer. Ce qui voulait dire que même un concept incroyablement bancal pouvait attirer des joueurs et aboutir à un vrai GN. Blue Rose Falling fut mon premier projet de GN développé entièrement en solitaire. Je l’ai présenté comme un GN Vampire / Changelin se déroulant à Moscou. Son pitch était quelque chose du genre “Sous les collines, une très ancienne entité maudite commence à bouger. Des gens ont disparu…” etc. J’en ai fait la promotion sur Internet sous plusieurs faux profils. Les deux organisatrices fictives étaient des adolescentes parce que je pensais que ça pousserait plus facilement mes amis à s’inscrire. C’est toujours plus marrant de piéger les gens qu’on connaît.

Ce GN était bidon. L’idée était de fournir un minimum de travail, de pousser les joueurs à créer leur propre personnage, dans l’idéal en les poussant vers des extrêmes bizarres. Il n’a jamais été question de jouer concrètement à ce GN, mais une fois que tout a été dévoilé, quelques joueurs le voulaient quand même.

Certains ont vraiment tout gobé. Un type s’est retrouvé à créer un super-vampire de 9 000 ans, un Nosferatu infanté par Baba Yaga, dont les talents allaient de la physique nucléaire à la linguistique klingonne. Il était vraiment au taquet. Un autre s’était créé quelque chose qui ressemblait à un vrai personnage, même s’il s’agissait d’un ancien Vrai Brujah. Je lui ai dit que son concept était super, mais que par-dessus le marché il était aussi la réincarnation de Raspoutine, et un Tzimisce en bonus. Il était d’accord.

J’ai transformé nombre des personnages proposés en clones de Lénine, mais personne ne s’est plaint, à ma grande consternation. Je crois que le pire a été un noble loup-garou qui servait de réceptacle à l’âme de Raspoutine et dont la forme humaine avait d’une manière ou d’une autre été remplacée par un clone de Lénine et qui était par conséquent un personnage crucial dans cette lutte entre personnalités historiques. De nombreux joueurs sont passés en mode “Ouais, ok, si tu veux.” Grand bien leur fasse.

Comme j’ai pour principe d’assumer tout ce que je fais, j’ai révélé la supercherie le soir de Noël, sous mon nom véritable. Cela a suscité étonnamment peu de réactions hostiles. La morale de l’histoire, c’est que vous pouvez mentir et escroquer vos joueurs. Après tout, les amis c’est surfait.

Programme défectueux

L’idée derrière American Dream : Happiness était de créer un GN entièrement généré aléatoirement. J’avais décidé d’écrire un générateur pour un GN Vampire (c’était un genre que je connaissais bien), de le faire tourner et d’organiser la partie ainsi obtenue. Pour conserver une approche scientifique, je ne l’ai pas dit à mes joueurs. J’ai créé un site web pour mon GN, l’ai paré de photos de Britney Spears et y ai ajouté des pages et des pages d’un contexte qui n’avait aucun rapport avec la partie. Évidemment, puisque celle-ci n’existait pas encore.

Le générateur produisait trois choses différentes : les caractéristiques des personnages, leur historique et des relations / amorces d’intrigues. J’ai demandé à un ami d’en faire un petit programme, qui a ensuite créé 11 parties, parmi lesquelles j’ai choisi la meilleure.

On peut dire que ça a marché, puisque le résultat fut une partie de Vampire très crédible et très médiocre.

Mon ami n’avait jamais écrit de programme en Java ; le générateur était bourré de bugs, ce qui a occasionné des situations pour le moins étranges. Par exemple, la moitié des personnages avait pour père un chauffeur de taxi. Antti Kanner incarnait toujours l’Évêque. Chaque personnage souffrait soit de personnalités multiples, soit de dépression chronique, soit des deux.

Voici un exemple de ce que produisait le générateur, en format abrégé :

Vampire n°4

Comte Brass

Clan : Grangrel Urbain [Lignée particulière, plus de détails ici (NdT)]

Génération : 10

Âge : 183

Trait négatif : docile

Dérangement : personnalités multiples

Nationalité : canadienne

Relation avec son sire : le connaissait, a découvert que c’était un connard

Parents : chiffes-molles de banlieue

Secret : pouvoirs étranges

Vie mortelle : violeur, policier, brillant

Heureusement, le générateur d’intrigue aidait à étoffer un peu les personnages :

1 est Évêque et 10 veut obtenir quelque chose de sa part.

16 connaît le secret de 10.

1 est Évêque et 22 veut obtenir quelque chose de sa part.

16 possède un objet qu’il doit remettre à 8. Sans qu’ils se connaissent, 14 et 11 veulent tous deux le dérober.

11 travaille pour 12.

J’ai un peu développé les personnages manuellement, mais ils restaient bizarres et assez mauvais. J’ai l’impression que certains joueurs, habitués à survivre aux mauvaises parties, se sont tout de même amusés. Il leur a sans doute fallu se forcer un peu.

Fort du succès d’American Dream : Happiness, j’avais depuis longtemps dans mes cartons une suite en développement. Elle s’appelait à l’origine American Dream : Excess, et j’avais réussi à embrigader une vraie équipe de production et tout. La partie devait être générée aléatoirement de telle sorte que chaque personnage consiste en un groupe de six blocs de texte issus de six catégories, afin que chacun soit équilibré. Chaque bloc décrivait un morceau d’historique, des liens avec les autres personnages, des traits de personnalité, et ainsi de suite. Le joueur, en consultant un manuel écrit pour l’occasion, pouvait alors déduire son âge, sa culture et son origine à partir des blocs de texte. Les gros points forts de cette partie étaient son infinie rejouabilité, l’équilibrage des personnages (il était impossible d’en créer un qui soit plus important que les autres) et son imprévisibilité.

Ne les ménagez pas

Plutôt que de faire de votre prochaine partie une grosse production avec des sous-marins (1) et des costumes de théâtre, préparez-en une qui va offenser et décevoir tout le monde. Pour peu que ce soit fait correctement, je vous garantis que c’est très amusant.

Il y a tout un tas de raisons qui font que mes GN ont été mauvais, donc gardez à l’esprit que seule la médiocrité à but expérimental a un intérêt. Le monde est plein de GN qui ne valent rien parce que les organisateurs ont décidé de faire un truc chichiteux. Pour ça, il y a les rediffusions de Batman.

Partez d’un postulat basé sur le sexe insolite, les vraies religions, les opinions politiques offensantes et les détails personnels, et vous tiendrez le bon bout.

Article original : Fuck the Audience (As LARP Grows Up pp. 141-146)

(1) NdT : allusion probable à un célèbre GN finlandais sur le thème de Star Trek, où les orgas se sont fait prêter un navire de guerre (retiré du service) par la Marine finlandaise pour simuler un vaisseau spatial et sa salle de commande. Pour rester dans le ton de l’article, on vous laisse chercher vous-même l’histoire exacte dans le bouquin Nordic Larp. [Retour]

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