Comment je mène un JdR à la Tolkien ?

La Fantasy de la Terre du Milieu en tant que genre, constitue un ensemble de contraintes communes beaucoup plus étroit et rigide que celles d’un JdR standard de Fantasy. Les joueurs peuvent déraper plus facilement, et le MJ a plus de mal à mener. Donjons et Dragons, - la tête de proue du loisir -, exerce une importante force d’attraction qui menace constamment de faire tomber toute campagne tolkienesque dans le cliché. Alors, comment un MJ peut-il maintenir une campagne convaincante, fascinante même, dans le monde de Tolkien ?

Certes, le choix d’un système de jeu qui prenne en compte le genre est une grande part de la réponse. Sujets d’étude pour les ludologues et les historiens du jeu de rôle, trois systèmes majeurs à ce jour s'attelèrent à la tâche ardue d'aider les MJ à évoquer le monde de Tolkien :
Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu (JRTM), Le Seigneur des Anneaux de Decipher, et plus récemment, l’Anneau Unique de Cubicle 7. Cependant, mon intérêt ici n'est pas d'examiner les systèmes de ces jeux, le MJ qui souhaite se lancer est libre de trouver celui qui lui convient le mieux en lisant attentivement les critiques existantes. Ce qui m'intéresse, c'est de discuter des différentes interprétations possibles de ce que cela signifie pour un JdR d'être « tolkienesque », et ensuite seulement de voir quelle est la meilleure façon pour qu’un MJ y parvienne.

“L’unique… avertissement pour les gouverner tous”

Il y a plusieurs choses qui poussent les MJ à mener une campagne en Terre du Milieu. J’en ferai la liste en allant du plus facile au plus difficile à appliquer, mais avant cela, j’aimerais commencer par une unique mise en garde absolue : la seule chose qu’il est impossible de provoquer délibérément est la sensibilité ou l’émotion que ressent le lecteur de Tolkien en lisant ses romans épiques. Les tentatives pour recréer ces sensations sont sans aucun doute les tueurs de campagnes tolkienesques les plus fréquents que j'ai pu rencontrer.

En tant que genre, le jeu de rôle négocie constamment la tension entre les deux éléments constitutifs essentiels dont il provient : le roman (ou plus largement la narration) et le jeu. Il procure aussi une forte tension.

Le roman, par sa nature même, est un véhicule pour les intentions de l’auteur ; le but pour lui est de transmettre un concept global à la fin de l'histoire, qu'il s'agisse d'une morale, d'une leçon ou d'une vérité universelle. Les lecteurs s'y attendent.

Le contrat social entre MJ et joueurs est très différent. Les rôlistes s’attendent surtout à un défi ludique, pas à une leçon de morale et, ils s’attendent à ce qu’il soit créé par une combinaison de règles et d’éléments narratifs. Le terme « intention de l’auteur » ne s’applique pas vraiment à un MJ, mais si nous l’appliquons malgré tout, alors il faudrait dire que son objectif doit être en tout premier lieu de fournir un défi ludique, pas une morale ou une leçon.
Un MJ tombé sous le charme du Seigneur des Anneaux, - principalement pour sa façon poignante d’y dépeindre le salut par la compassion et le triomphe de l’humilité -, et qui veut ensuite engendrer cette même sensibilité chez ses joueurs par une intrigue fortement préparé à l'avance, choisit précisément de reproduire le trait le moins transposable de la trilogie à un cadre ludique. Le terme péjoratif pour ce qui arrive lors d’une telle entreprise est appelé dirigisme.

Il faut le répéter : c'est le plus fréquent tueur de campagne tolkienesque que j'ai rencontré.

Ceci étant dit, il reste encore de nombreux aspects des romans fétiches adaptables au jeu de rôle.

Topos – Le cadre de jeu

La chose la plus simple qu’un MJ peut reproduire dans l’univers de sa campagne est la géographie de la Terre du Milieu : les noms des lieux, races et cultures. L'un des plus beaux aspects du loisir rôlistique est qu'il contourne entièrement le casse-tête de la propriété intellectuelle, et tant que vous n'en faites pas le commerce, vous pouvez plagier comme un fou dans l'intimité de votre propre maison. Si vous vous êtes exclamé « Pourquoi ne pas jouer tout simplement à D&D dans la Terre du Milieu ? » en lisant mon premier paragraphe, alors c’est ici le terminus pour vous. Je suppose toutefois que si vous avez lu jusqu'ici, vous êtes intéressé par quelque chose de plus authentique qu'un fin vernis tolkienesque, malgré les efforts supplémentaires à produire.

Ethos – La morale

Le niveau suivant du tolkienisme est une campagne qui évoque le sens éthique du Bon Professeur. La morale des récits de Tolkien comprend beaucoup de choses, certains d'entre elles plus problématiques que d'autres, et beaucoup des clichés de la narration rôlistes sont hors limites.

Tout d’abord, il est important de toujours garder à l'esprit que le bien et mal sont clairement définis en noir et blanc, sans aucune zone grise. Des traitements plus modernes et nuancées de cette dichotomie sont largement absents en Terre du Milieu. L’horreur lovecraftienne, avec non seulement la terreur de l'inconnu, mais aussi de l'inconnaissable, va fondamentalement à l'encontre de la fibre catholique à peine voilée du Bon Professeur. Le Balrog n'est pas un extraterrestre inconcevable, ni une horreur trans-dimensionnelle « d’au-delà du Temps ». C'est un démon, presque irréfléchi dans sa méchanceté.

Deuxièmement, le monde naturel dans Tolkien annonce l'arrivée ou la présence du bien ou du mal. En fait, la Terre du Milieu devrait être traitée comme un personnage par le MJ : théâtral, prescient et empathique. Si les PJ vont croiser une bande d’Orques qui leur veut du mal, peu avant que cela n’arrive la météo semblera vouloir leur nuire. Ou bien les racines ou les pierres mêmes du sol sur lesquelles ils trébuchent.

De même si les PJ se retrouvent par hasard dans un havre de paix, la vue sera particulièrement splendide, ou alors la lune sera ornée d’un halo de bon augure, ou bien la brise portera un arôme floral plaisant. Le paysage est rarement, sinon jamais, un « terrain neutre. » (1)

Il y a aussi une certaine asymétrie dans la manière dont le bien et le mal sont traités. Le bien est souvent tenté par la corruption, mais une fois corrompu, il peut recevoir l'absolution par la repentance. Á l’opposé, se laisser aller à la corruption condamne le fautif à la damnation à travers le désespoir et la révolte.

L'inverse n'est pas vrai. Le mal n’est jamais montré comme ayant une porte de salut. En termes pratiques, cela signifie qu'un demi-orque n’ira jamais rejoindre la Communauté de l’Anneau, qu’un (pur) Orque ne sera jamais un personnage tridimensionnel qui voudra payer sa dette aux PJ après qu’ils l’aient épargné, et il n'existe aucun dragon « bon ». D’un autre côté les PJ doivent commencer leurs existences d’aventuriers en étant peu ou pas corrompus, et agir aussi héroïquement que possible (pas de torture ou de chantage pour obtenir des informations de ce demi-orque récalcitrant !) Quand la corruption s’installe, le joueur doit bien sûr ajuster les actions de son personnage en conséquence.

Le traitement de la magie par Tolkien affiche une asymétrie semblable. Le mal utilise la magie de manière inconsidérée ; le bien préfère compter sur les vertus ordinaires des peuples libres. Cela n’est pas accidentel : la magie en Terre du Milieu est profondément liée à la dualité entre le bien et le mal. Le mal manie cette magie sans réserve, tant ouvertement que secrètement, avec l'intention de subjuguer les autres par la force physique ou la domination mentale. Pourtant, il y a un prix pour cela : le pouvoir inné et la stature des êtres maléfiques sont proportionnellement diminués à chaque utilisation de la magie. C’est souvent simplement décrit comme de la corruption; cependant, il y a aussi un aspect supplémentaire de dissipation. Après une succession d’épisodes où il utilise une puissante sorcellerie et se fait battre, Sauron perd d'abord sa capacité d’assumer une apparence avenante, puis celle de paraître sous n’importe quelle forme physique, et cesse finalement d'exister dans la sphère terrestre.

Le bien aussi est soumis à cette restriction, mais les êtres bons se prémunissent de la corruption en réduisant l'utilisation de la magie. Maintes et maintes fois, Gandalf est réticent à utiliser la pleine mesure de son véritable pouvoir (2) et la seule fois où il y est forcé – lors du combat contre le Balrog – cela lui coûte sa forme physique, une conséquence qui fait écho à ce que Sauron a dû subir. Cependant contrairement à Sauron, cette dilapidation de pouvoir magique était désintéressée, et par la grâce d'Eru il est ainsi renvoyé dans le monde en tant que Gandalf le Blanc.

En termes de jeu de rôle, cela aide d’avoir un mécanisme qui prenne en charge ce compromis entre utilisation la magie et anéantissement de l’être. Tout du moins il devrait récompenser les PJ pour leur retenue. Punir réciproquement leurs antagonistes est aussi une bonne idée. Si le système que vous utilisez ne comporte pas un tel mécanisme, créez-en un vous-même.

Autre principe majeur : dans la Terre du Milieu, plus c’est ancien, meilleur ou supérieur c’est. Les guerres du Premier Âge sont un pâle écho des batailles de la Création, et les guerres du Troisième Âge sont de pâles échos de pâles échos. Les armes, les races, les fléaux, les actes glorieux, les œuvres d’art et d’artisanat, tout était d’envergure supérieure dans les temps anciens.

Comment le MJ peut-il appliquer cela en jeu ? Prenez l’exemple d’un télescope de poche. Cette invention relativement nouvelle a le potentiel d’infirmer l'esthétique « plus c’est-âgé-mieux-c’est ». Cela pourrait être anachronique, mais le MJ avisé pourrait améliorer cela en utilisant un langage plus archaïque ("le Grand Prisme de Nargothrond, tel qu’il s’en façonnait à l’époque des Ñoldors wiki"). Ici vous devez faire un effort supplémentaire pour masquer sa modernité, parce que les nouvelles choses sont inférieures - voire carrément maléfiques. À savoir : la mécanisation industrielle qui afflige la Comté à la fin de la trilogie est dépeinte sous l’éclairage le moins flatteur possible.

Et ceci mène à la tyrannie de l’Histoire dans Tolkien. Quasiment chaque endroit de la Terre du Milieu recouvre une culture beaucoup plus ancienne (3) . Aucune ruine ne reste longtemps anonyme ou mystérieuse. Un marécage lugubre ne se contente pas d’exister, et tous les monstres et objets magiques portent en eux une partie du Passé. Les ruines sont celles de « la Maison de Meorle, jadis belle et lumineuse, qui est tombée dans l'ombre [insérez ici le résumé de sa longue épopée, de ses batailles dynastiques et de sa corruption].» Les marais « étaient autrefois les bassins miroitants d’Eclarimir.» Les zombies des marais, qui ne sont que de la chair à canon ailleurs, sont « les guérisseurs qui désobéirent à leur Maison et jurèrent fidélité au Roi-Sorcier afin que leurs soins aux malades et aux tués puissent vraiment vaincre la mort - pour finir par découvrir qu'ils avaient été dupés par leur maître en trahison."

Le mode d’exposition est un défi pour le MJ. Dans les cas où le groupe n'est pas accompagné d'un PNJ bien informé, le système devrait fournir un moyen pour que les PJ puisent spontanément dans leur passé culturel pour en retirer des informations. Sinon, un PNJ érudit devrait les attendre au prochain refuge, s’ils y parviennent. Cette présentation [de l’arrière-plan] devrait être réalisée avec soin, pas au pied levé car le langage est primordial chez Tolkien (voir Logos, ci-dessous).

Tolkien ne se mêle pas d’intrigues pointues avec des renversements de situation inattendus ; bien sûr, des secrets sont révélés : Grand-Pas est l'héritier du Gondor ; l'anneau de Bilbo est en effet l’Anneau Unique - mais ce sont des révélations de l’inconnu. Le lecteur est rarement, sinon jamais, délibérément induit totalement en erreur.

Souvent, la réaction instinctive d’un MJ expérimenté face à la perspective de montrer le bien et le mal, est que cela drainerait toute la tension et le suspense des rencontres. D’après mon expérience ce n’est pas aussi automatique. Effectivement, Gríma Langue de Serpent dupe (ou enchante) Théoden, mais les personnages principaux (et le lecteur) sont assez bien informés de ce à quoi son personnage ressemble, et pourtant, une grande tension dramatique émane de la frustration des héros tandis qu’ils se battent pour dénoncer la malfaisance évidente à l’œuvre. Même l'histoire d'Annatar, le soi-disant bienfaiteur, auteur de la plus grande trahison en Terre du Milieu (4) est conté d'un point de vue entendu. Tolkien ne se préoccupe pas de raconter dans les détails l’histoire de la séduction et de la trahison, à travers la perception - qui doit en toute logique exister - de ceux qui sont totalement leurrés.

La différence entre secrets et rebondissements fracassants de l’intrigue a des implications sur les autres genres qui peuvent être mélangées avec succès à Tolkien. Si vous souhaitez faire jouer une enquête, pensez Arthur Conan Doyle [et donc Sherlock Holmes (NdT)], pas Raymond Chandler wiki [et Philip Marlowe]. En d’autres mots, les rebondissements du film noir [ses femmes fatales, son intrigues cyniques (NdT)] qui bousculent la vision des détectives endurcis, - un des clichés favoris des tables de JdR -, sont complétement en porte-à-faux avec les aventures en Terre du Milieu. En revanche, un Hobbit majestueux nommé Shornlock Coombs, repus et pipe au bec, va peut-être retrouver ces cuillères en argent disparues. Ce mélange des genres marche !

Ensuite il y a la question épineuse de la race. Dans le monde de Tolkien, la peau claire est un signe éminent de supériorité. De même, une peau plus sombre ou "basanée" est très souvent associée au mal. Cette évaluation basée sur des critères caucasiens devrait de toute évidence être abandonnée. Cependant, il y a quelque chose sur la façon dont ces clichés étaient employés qui renvoie à un point précédent : Tolkien annonce tout. Sa façon de signaler au lecteur qu’un personnage est bon consiste simplement à déclarer qu’un autre personnage a vu ou ressenti la bonté (ou la grandeur, ou la noblesse de caractère) en lui. Le visage d'Aragorn rayonne d’un halo de lumière blanche. [L’espion de Saroumane] Bill Fougeron a les yeux bridés.

Un MJ bienveillant doit transformer ces indices intolérants : le visage hâlé et doré d'Aragorn exhale un air de noblesse dunedaine. Bill Fougeron a le regard sournois. L’idée est que vous devez donner des indices, pas que des indices raciaux.

Ensuite, il y a la question du système de classe sociale et de l'acceptation incontestée du statut héréditaire, qui apparaissent au moins aussi courants que le racisme dans la Terre du Milieu. Maintes et maintes fois, les histoires tournent autour des bonnes manières et pourparlers courtois. Les pauvres petits Hobbits se retrouvent assez souvent à essayer de négocier « les responsabilités légales de l’Etat » [comme par exemple quand ils essayent de convaincre l’Intendant du Gondor d’appeler le Rohan à l’aide (NdT)] ou même simplement à bien se tenir à table, dans une culture où ils n'ont aucun statut. Cela ne se limite pas simplement aux gentils; même la rencontre avec le Roi Gobelin dans Le Hobbit se lit comme une sorte de conciliation diplomatique qui tourne mal.

C’est un des plus grands défis pour un MJ qui aspire à cette touche caractéristique de Tolkien – parce qu'il est difficile d'en sortir à moins d'avoir des joueurs qui s’engagent ou des règles qui l’imposent avec sévérité. Les Américains, fidèles à leur nature anti-royaliste, ont tendance, sciemment ou inconsciemment, à reprendre une forme de critique de la stratification des classes, anglaise, (et catholique), et de l'hérédité du rang social, inspirée de Un Yankee à la cour du roi Arthur - le roman de Mark Twain. C'est très non-Tolkienien, et pourtant, dans notre monde moderne, c'est une posture où nos sensibilités nous conduisent souvent.

À ce propos, les joueurs feront souvent des apartés ou des réparties sarcastiques quand ils seront confronté à des invitations et des réparties trop courtoises et solennelles.

Ne découragez pas cela; c'est un relâchement de tension nécessaire. Mais enchaînez avec un, "D'accord, mais qu'est-ce que vos personnages disent vraiment à Elrond, Seigneur de Rivendell depuis six mille ans ?" Si les joueurs continuent l'insolence en roleplay trop longtemps, le MJ doit avoir une conversation avec eux au sujet de leurs attentes. Tolkien n'est pas un style à jouer si vous voulez évacuer votre frustration quotidienne d'être presque impuissant au boulot, en vous la jouant [pétant les plombs et violent] comme Michael Douglas dans Chute libre. Le MJ doit s’assurer que les joueurs souscrivent à ce que les us et coutumes de la Terre du Milieu engagent leurs personnages.

Logos – Le Langage

Pourquoi devriez-vous prendre la peine d'entrer dans le processus linguistique complexe qui était réellement le projet central du Bon Professeur tout au long de sa vie ? En vertu du fait que les mots fabriqués par Tolkien ont une profonde résonance en anglais. Cette résonance est sans doute l'âme de la Terre du Milieu. Pourquoi le nom « Mordor » résonne-t-il avec autant de malfaisance ? Parce qu'il provient du vieux mot anglais pour meurtre [murder – prononcé « meur-deur » (NdT)]. Pour les anglophones, les éléments phonétiques qui sous-tendent les langues de Tolkien ne sont pas le produit d'une recherche aléatoire et fantaisiste d'un mot qui parait avoir une résonnance étrangère; ils proviennent d'une profonde connaissance linguistique des racines de l'anglais.

C’est plus dur que ça en a l’air. Un exemple « simple » : Dol Guldur [prononcé « dol-goul-dour »], la forteresse maléfique de Sauron dans la Forêt Noire. Elle est composée de trois syllabes qui ont toutes des résonances subliminales pour un anglophone, et pour chacune, il est révélateur d'examiner les véritables connexions avec l’anglais ainsi que le sens que Tolkien lui a attribué. Voyons cela de la dernière à la première.

1. « Dur » est apparenté avec une racine ancienne pour le mot dark [sombre] (c.f. dusk [crépuscule]). Ce n’est pas une coïncidence, si c'est sa signification en [langue elfe] sindarin wiki.

2. « Gul » est lié non seulement à goule, mais à engulfed [englouti] et gullible [crédule] à travers le mot arabe « ghul », qui vient du sentiment d'être capturé ou englouti, mais dont la signification s’est ensuite élargie pour désigner les mauvais esprits qui emploient ce genre d’emprise. Tolkien l'utilisait pour signifier « sorcellerie diabolique » ou « connaissance profonde ».

3. Enfin, il y a « Dol », un mot apparenté à dale, qui signifie vallée, mais résonne aussi très fortement avec le mot latin pour la douleur, dolor. Tolkien lui-même l'a cité comme un mot désignant une colline, ce qui peut sembler incongru ou même contradictoire au sens de vallée, mais après quelques recherches, nous découvrons que cette inversion de sens a réellement eu lieu avec le précurseur du mot dale : en [langue] gothique le mot ib-dalja est passé de la description d'une descente dans une vallée à la pente d'une vallée, à une pente en général, et de là jusqu'à la colline au sommet d'une pente.

Fichtre ! Cela fait beaucoup de relations dans un nom. Votre esprit n'a pas besoin de savoir tout cela, mais votre oreille l'entend.

La langue : c'est le Mont Everest des défis pour les MJ qui souhaitent créer un monde à la Tolkien. Heureusement pour nous, il y a beaucoup d’hélicoptères pour atteindre le sommet. Il existe plusieurs sites web qui développent les languages sindarin et la [langue naine] khuzdul canoniques (ici Internet est votre ami). Et je serais négligent si je ne mentionnait pas le JdR en ligne massivement multijoueur Lord of the Rings Online du studio Standing Stones Games, qui a fait un travail de fourmi pour étendre le « canon » d'une manière qui offre des noms de personnes, de lieux et de choses qui sonnent vraiment comme si elles étaient tirées des livres originaux - bien que ce ne soit pas le cas. SSG offre une option gratuite pour débuter, et on peut lire de nombreuses discussions sur le vocabulaire inventé [dans ce jeu vidéo] sur des forums accessibles au public.

Epos – l’Épopée

Ici, nous plongeons dans le grand bain. Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux sont tous deux des récits épiques, et par épique, je fais référence au genre formel de ce nom, et non à l'usage moderne signifiant « excellent ». Un MJ essayant de reproduire avec succès l'atmosphère épique dans un scénario prendra du temps pour étudier les classiques de Gilgamesh à L'Odyssée et (surtout si vous envisagez de jouer au Premier Âge) les Métamorphoses d'Ovide. Et n’oubliez pas Beowulf – l’un des textes fondateurs de la langue anglaise qui est non seulement une épopée (5) , mais aussi dont la traduction définitive en anglais a été rédigée au début du vingtième siècle par un certain professeur d'Oxford.

Je propose ci-dessous un résumé des caractéristiques de l'épopée et comment les appliquer à la maîtrise d’une partie ((I)) :

1. Les personnages sont des individus d'importance « nationale » et de portée historique ou légendaire. Et l'action se compose d’actes courageux de grande valeur.

Bilbo se lance dans l'aventure : chaperonné par un sorcier, l'une des cinq puissances semi-angéliques envoyées sur les terres mortelles et liées dans les corps de vieillards; accompagné par l'héritier manifeste du trône de l'un des plus grands et des plus riches royaumes du monde; rencontre deux des grands rois / seigneurs elfes de l'époque; trouve le plus grand artefact magique de l'ère; et parvient à tromper le dernier dragon vivant.

Waouh !

La plupart des MJ s'abstiennent de toucher aux éléments du canon de Tolkien - et tentent plutôt de laisser les personnages-joueurs se glisser dans les interstices [de l’épopée des héros des romans]. Cela diminue la touche épique. Pour la provoquer, il y a deux choix. Soit le MJ rejette le canon standard et permet aux grands événements héroïques d’échoir aux PJ - ou bien il invente des circonstances tout aussi grandioses. Les choix ne sont pas mutuellement exclusifs. Vous pouvez combiner les deux.

Et il va sans dire que les PJ à ce niveau de « Tolkienesque » doivent être bons, vertueux, et héroïques - ou du moins commencer de cette façon. La corruption est une menace égale à la mort, et un PJ totalement corrompu devient, par définition, un PNJ joué par le MJ.

2. Le cadre est de grande étendue, couvrant des nations, le monde, ou même l'univers.

Ceci est loin d'être aussi difficile à mettre en œuvre que d'autres suggestions. La plupart des JdR de Fantasy proposent par défaut de grands périples au travers de cartes à l'échelle d’un continent.

3. Le style est soutenu dans le ton et la langue.

Il est difficile d'imiter Tolkien de manière convaincante, surtout ici aux États-Unis. Les annales de la fan-fiction sont jonchées de tentatives exagérées ou décevantes. Les joueurs se tourneront par réflexe vers la parodie, avec des références aux Monty Python et des allusions à Lord of the Ringards. Dans ce cas, le mieux est l’ennemi du bien.

Ponctuez vos sessions de jeu de brèves narrations à la troisième personne (résumés) des exploits du groupe. Travaillez deux fois plus dur sur des documents écrits (missives, proclamations), et puis ... laissez passer les parodies et les blagues.

4. Des forces surnaturelles s’intéressent aux affaires humaines et interviennent souvent directement.

Cela coïncide avec le point 1, ci-dessus. Un MJ intéressé par une sensation Épique ne devrait pas biaiser quand il en vient à ce que les PJ fassent connaissance avec les Grandes Puissances de la Terre du Milieu.

Il y a d'autres aspects de l'Épopée qui sont apparus au fil du temps : un schéma manifeste des ténèbres et de la lumière dans les aventures. Les ténèbres de la rencontre avec le Troll suivies par la lumière (ou le clair de lune) de Fondcombe. L'obscurité de Gobelinville et de l'attaque des Wargs, avec la lumière de la maison de Beorn, etc. Ou, si vous préférez, l’alternance d’épisodes d’épreuves et de répit.

Il faut ajouter quelque chose sur certains périples centraux au cœur des ténèbres. Très souvent, un voyage dans "l’outremonde" est aussi une confrontation du héros avec son "double maléfique". Dans les profondeurs de Gobelinville, Bilbo fait face à Gollum, qui est aussi un Hobbit, mais totalement corrompu par l'Anneau. Dans les profondeurs de la Moria, Gandalf fait face au Balrog, un Maiar qui comme le Magicien manie le feu, mais le feu sombre, tandis que Gandalf est un serviteur de la flamme "blanche" d'Anor. Aragorn sur les Chemins des Morts, - encore un autre chemin de traverse sombre sous une chaîne de montagnes -, fait face à d’autres descendants des Numénoréens, mais des Parjures, - des hommes déchus de l'Ouest.

Un autre ressort classique de l'épopée est l’ascension à de grandes hauteurs, qui aboutit souvent à une confrontation avec un alter-ego mauvais ou avec des immortels et des dieux. Parfois Tolkien se contente de caresser cette idée (il l’abandonne deux fois : la première, quand le groupe de Bilbo s’abrite de la tempête et se retrouve à Gobelinville, et à nouveau quand il fait demi-tour au [col du] Caradhras pour finir dans la Moria). Un authentique épisode d'ascension est celui du Mont Venteux, où les aventuriers font face aux Nazgûl, leurs contraires déchus. Un autre est l'ascension de la Montagne du Destin, l'apogée de toute la trilogie.

Enfin, Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux comprennent tous les deux la trame de l’aventure d’un petit groupe qui débouche finalement à une guerre à grande échelle. À un moment donné, un MJ doit avoir un assortiment de règles d'escarmouche, et, plus tard, il se doit de posséder un ensemble de règles de combat de masse.

Poétique d’Aristote et Pyramide de Freytag

Ceci est une anti-section. Si vous avez été imprégné de théorie littéraire ou de narratologie, vous connaissez tous les termes : catharsis, tragédie, climax, dénouement, etc. Cela ramène à L’Unique avertissement que j’ai énoncé au début de cet article : ces effets littéraires sont tous obtenus grâce au pouvoir absolu de l'auteur, et dans un jeu de rôle, cela signifie le dirigisme.

Soyons réalistes, vu la manière dont il agit dans les romans, Gandalf est l’ultime « PJ du MJ ». C’est un Deus Ex Machina qui sauve le groupe à plusieurs reprises et, presque aussi souvent, c’est un Deus Nihil Machina, [un dieu de rien du tout (NdT)] qui disparait lorsque les personnages ont besoin d'une épreuve. Si vous n'avez pas rencontré le terme « PJ du MJ » (GM PC) auparavant, en employer un est considéré comme l'un des péchés impardonnables de Meneur. (Si vous avez besoin de quelque chose de plus convaincant, les forums sont remplis d'histoires d'horreur (6) .)

De temps en temps, si vous avez de la chance, un climax bouleversant, une tragédie ou une catharsis se produira spontanément dans votre campagne. Si vous êtes malchanceux, votre MJ essaie de les orchestrer.

Est-ce que Tolkien connaissait ces idées et techniques romanesques ? Indubitablement ! Il était même assurément un expert dans ce domaine. À vrai dire, si je devais discuter ici de l'écriture de Fantasy, voilà où iraient l'essentiel de mes efforts et de mes explications. Mais ce n'est pas le cas, ici on parle de jeu de rôle, et il faut laisser tout ça de côté - et composer avec les réparties qui claquent.

Nota Bene : l'auteur fait du JdR depuis 1978, l'année où sortit la version rotoscopique de Ralph Bashki du Seigneur des Anneaux. Fait non négligeable pour la discussion présente.

Article original : How Do I Run A Tolkienesque Game ?


(I) NdA : Mitchell, Phillip Irving (2014) Characteristic of an Epic (Caractéristiques d'une épopée) [Retour]

(1) NdT : le jeu de rôles français Tiers Âge, de Jean-Philippe Jaworski a bien compris cela, qui fait indiquer l’arrivée ou la présence du mal de signes tels que une baisse de la température, des arbres qui dépérissent, de la brume, des araignées… [Retour]

(2) NdT : il faut aussi ajouter que l’usage de la magie est extrêmement repérable :

« - S’il y a quelqu’un pour nous voir, moi en tout cas je lui suis révélé, dit-il. J’ai écrit « Gandalf est ici » en signes que tous peuvent lire de Fondcombe aux bouches de l’Anduin » - Gandalf, dans Le Seigneur des Anneaux, II, 3. Cité dans Tiers Âge p.80.

En conséquence, Tiers-Âge contient un système où plus votre perso fait de magie, plus les forces des Ténèbres s’intéressent à lui… [Retour]

(3) NdT : ce qui donna naissance au trope rôliste du « donjon », les ruines souterraines omniprésentes pleines d’antiques trésors et objets magiques… [Retour]

(4) NdT : Annatar, dit « le dispensateur », est l’une des identités revêtue par Sauron au début du Second Âge. Il l’utilise pour tromper les forgerons elfes gris en prétextant vouloir partager ses grandes connaissances dans le domaine de la forge. Cette mystification mènera à la création des Anneaux de Pouvoir et de l’Anneau Unique. [Retour]

(5) NdT : Poème en vieil anglais des environs de l’an mil, Beowulf est la plus ancienne longue saga héroïque qui nous soit parvenu intégralement dans une langue européenne autre que le latin. [Retour]

(6) NdT : en voici uneptgptb [Retour]

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