Critique de : Spire, le soulèvement

Le quartier entier avait été abandonné quelques années plus tôt et le chauffage y était si détraqué que du givre recouvrait d’une dentelle blanche le haut des murs crasseux. Au moins ici, personne ne risquait de nous surprendre. Mon contact sortit d’une arche à moitié écroulée et s’avança vers moi dans la lumière intermittente des vieux magiluminaires qui restaient encore accrochés au plafond. Il portait une large cape bleu sombre, le chapeau large typique des contrebandiers et un masque de cuir lui recouvrant entièrement le visage. Le fameux Barbu Inc. n’était pas du genre à rigoler sur la sécurité. Mais vu ce qu’il avait dans son sac, je ne pouvais que le comprendre. Nous négociâmes rapidement, dans une série de murmures étouffés, car la possession d’une telle marchandise, même dans ce repli abandonné de Spire, incitait à la prudence la plus sévère.

Nous finîmes par convenir d’un prix déraisonnable et l’étranger me tendit un lourd volume enveloppé dans une draperie recouverte de runes destinées à éloigner les indésirables. J’en découvris rapidement un coin afin de vérifier qu’il n’y avait pas d’entourloupe sur la marchandise. C’était bien Spire, le soulèvement. On raconte dans les bars du District rouge que ce livre contient l’une des rares descriptions complètes de notre cité et de notre histoire, qu’il renferme le plan secret destiné à libérer notre ville de la main de fer de nos cousins dégénérés, les fameux aelfirs établis dans les hauts quartiers, vautrés dans un luxe infini et glacial. On raconte aussi que grâce à lui l’esclavage de notre race sera bientôt terminé. Mais vous savez, on raconte tant de choses dans les bars qu’il vaut mieux ne pas trop y croire.

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Quand je relevai la tête, le Barbu s’était évaporé dans l’air froid. Pour ma part, je ne voulais pas rentrer à la maison avec un tel poids dans ma besace. Mon voisin, mon fils, peut être même ma femme, n’importe qui pouvait choisir de me dénoncer au guet pour empocher l’extravagante récompense promise à ceux qui dénonce les « terroristes ». Et j’en avais bien trop vu pour me faire la moindre illusion sur mon destin si cela devait arriver. Je pris donc un chemin de traverse qui m’amena sous le perchoir, accroché à la muraille extérieure de Spire, et là quelques centaines de mètres au dessus du vide, je profitais des dernières lueurs de la lune pour me pencher sur ce tome légendaire.

Que trouve t-on dans Spire ?

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la plupart des légendes étaient vraies.

Le livre commence par une brève introduction destinée aux gnolls, aux humains ou a tout étranger peu habitué aux coutumes des elfes noirs, et qui pourra leur suffire pour se promener dans notre répugnante cité sans passer pour des caniveux. On y rappel que si Spire est aujourd’hui dominée par les hauts-elfes (les aelfirs) qui la dirige depuis leurs palais remplis d’art, de glace, de douleur et privé de toute émotion. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a en fait guère que deux siècles que ces derniers se sont emparés de la ville, qu’ils ont asservit les clans elfes noirs (les drows) qui y vivaient, qu’ils se sont emparé de toutes les fonctions essentielles et des richesses de la ville avant d’instaurer la longue et humiliante corvée de 4 ans que tout elfe-noir doit subir a leur service, que ce soit comme ouvrier, espion, garde ou assassin. Si ces 4 ans de ta vie gracieusement offerts à nos cousins t’ont remplis de fiel et de haine, sache mon frère que tu n’es pas le seul. Nombreux sont les drows à vouloir changer les choses. Et les plus motivés pour cela rejoigne le Culte pour renverser la tyrannie. Et ce livre t’apprendra que tu peux, toi aussi, en faire partie.

Il décrit en effet en détail, sur une vingtaine de pages, les mécanismes du jeu qui nous permettra de préparer et de déclencher la révolution destinée à libérer nos frères et sœurs elfes noirs. Une mécanique efficace et violente qui ne te laissera pas un moment de répit et mettra tes nerfs à rude épreuve.

Mais ce n’est que dans la section suivante que je compris pourquoi les espions des hauts-elfes offriraient leur famille et toute leur richesse pour un regard sur cet ouvrage. En cinquante pages, toutes les grandes factions du Culte (une dizaine en tout) sont présentées et décrites dans le moindre détail, leurs secrets et leurs pouvoirs. Que ce soit les sages Vermissiens accumulant des connaissances dans les couloirs délabrés d’un transport abandonnés, les riches Azurites troquant armes et pouvoirs dans les quartiers marchands, les soi-disant Chevaliers plus habitués des bagarres de taverne que d’un code d’honneur depuis longtemps perdu dans une bouteille ou les voltigeurs des quartiers les plus pauvres dispensant une justice expéditive là où le guet ne s’aventure plus. Tous ont au bout de tes doigts le destin de leur quartier et de leur ville. Au service du Culte, ils utilisent leurs compétences, leurs connaissance ou même les faveurs de leurs dieux pour libérer notre peuple. Mais prends garde car en les rejoignant, tu seras pour toujours considéré comme un terroriste. La moitié de la ville sera ravie de te dénoncer pour empocher la prime et l’autre moitié te regarderas au mieux comme un fou dérangé, comme une proie au pire.

Puis venait ensuite la description des différents quartiers de la cité ; près de la moitié de l’ouvrage décortique ainsi les clés de la cille et ouvre les pistes de la vie de Spire. Et il faut bien cela pour rendre honneur à cette étrange bâtiment s’élevant à plus d’un kilomètre au dessus de la plaine et où s’agglutinent toutes les richesses et les connaissances du monde en un capharnaüm de contrebande, de manufactures puantes, de crimes sordides et de divinités au rabais. Si l’on a parfois qualifié Spire de cité fantastique, ayez conscience qu’il s’agit là d’un fantastique souillé, vendu, découpé dans une usine glauque pour être revendu morceau par morceau au marché noir avant d’être réassemblé sur la table d’opération d’un prêtre fou pour finir par servir de videur sur le seuil d’une église corrompue où les drows viendront chercher dans la fumée alcaloïde l’espoir qui leur permettra d’endurer leur servitude quelques semaines de plus.

Spire, c’est donc une ville stratifiée étage par étage, dans la carcasse d’un bâtiment dont l’âge et les constructeurs nous sont encore inconnus. Tout en bas, les cultures vivrières ou poussent les champignons et les algues qui nourrissent toute la population (enfin presque toute) dans des conditions qu’il vaut mieux ignorer. Au dessus, les quartier pauvres gangrenés par la violence et la corruption. Puis viennent les quartiers ordinaires, les marchés et les usines. Au dessus, la haute société des drows se calfeutrent dans leur manoirs et leurs peurs et encore au dessus, les palais des hauts-elfes servent de vitrines à leur cruauté et à leur puissance. Voilà pour ce qui est connu, le reste, des horreurs comme le Cœur palpitant de la ville, où la réalité elle même semble se tordre ou encore le réseaux mystérieux et incompréhensible du Vermissien seront réservés aux plus fous de nos occultistes.

Le livre fournit ensuite une dizaine de pages de conseils destinés à un énigmatique Meneur de Jeu qui devrait guider nos frères vers la victoire… ou la mort. Et enfin, un premier plan d’action dans le district rouge y est ébauché ; il devrait occuper une cellule du Culte pour plusieurs semaines. Que la déesse nous vienne en aide si le guet venait à tomber dessus.

Est ce que le voyageur y trouvera son compte ?

Disons le tout de suite, pour aimer Spire il faudra apprendre à gouter cet amas d’habitations putrides, d’usines gargantuesque et d’églises inassouvies qu’est la cité. Au cours de l’ouvrage je me pris moi même à apprécier, de par les nombreuses descriptions correspondant bien à la réalité puante et glauque l’esthétique douteuse qui émerge de l’ensemble. Les illustrations poignantes et crues mettent elles aussi en valeur les aspects les plus saillants de la ville avec brio. On se perd dans les pages comme dans les dédales du quartier bleu, et l’étranger saura - une fois digérée la grande quantité d’information fournie -, se repérer sans trop de difficulté dans le magma de la cité. Un bel ouvrage donc, dont la lecture est fort agréable.

Une mention particulière à la liste d’œuvres fournies dans les dernières pages et qui permettront, même aux moins imaginatifs des gnolls, de saisir ce qui fait le charme de Spire. Des romans tels que ceux du Guet de Terry Prachet ou le fameux Neuromancien de W. Gibson, des séries telles que The Wire ou Breaking Bad, aux jeux de rôles comme Unknown Armies grog ou Changeling the Lost grog, le lecteur saura trouver de quoi rendre vivante sa cité.

Qu'est ce qui attend ceux qui rejoignent le Culte ?

Si vous me suivez encore dans mon récit, c’est que vous n’êtes pas dérangés par les aspects les moins ragoûtants de la société des elfes noirs. Dans les bas-fonds de Spire, la violence, la misère, et la religion forment un cocktail plus détonant que ce que tous ceux que vous pourrez dénicher dans la plupart des bars des quartiers chics. Quoi qu’à le lecture de cet ouvrage je me suis aperçu que ce n’est pas finalement tellement mieux là-haut. Peut être y prend on seulement un peu plus de temps pour y mettre les formes… pour les cérémonies comme pour les assassinats.

Spire, la cité comme le livre, fourmillent de détails et de quartiers différents qui sauront fournir aux voyageurs et aux étrangers plus que leur lot d’aventures et d’émotions. Mais il est réservé pour ceux qui veulent prendre part à la lute. Ceux là sauront y trouver des pattes à graisser, des esprits à endoctriner, et des recoins pour y dissimuler des armes illégales ou des amis un peu trop turbulents.

Mais ne vous attendez pas à pouvoir quitter Spire, maintenant que vous avez posé vos mains sur le livre ; le guet ne vous laissera plus sortir et le Culte sera votre seule raison de vivre. Ici, tout tourne autour de la préparation du soulèvement et s’il y a certainement du travail et des heures minutieuses à passer pour que la révolution ne soit pas matée dans le sang par la garde aux services des hauts -elfes ou pire, récupérée par quelques individus peu scrupuleux, une église démente ou un groupuscule d’étrangers farfelus. Ne vous attendez pas à pouvoir faire quoi que ce soit d’autre. Votre vie est liée irrémédiablement au Culte et votre salut passera par celui de notre race toute entière.

Un petit tour derrière les usines ?

Heureusement, et comme me l’a appris le livre, nous disposons pour mener à bien la révolution d’une mécanique de jeu réglée comme du papier à musique. Le système de création de personnage permet de créer en très peu de temps (moins d’un quart d’heure, ce qui devrait pouvoir largement se faire entre deux patrouilles du guet) un personnage dont les lignes encore un peu caricaturales pourront être peaufinées par la suite.

Le système s’inspire des dernières avancées en matière de rétro-ingénierie rôlistique et adopte un point de vue décidément tourné vers la narration et l’action. Il est de plus profondément intégré à l’univers même de Spire, faisant partie intégrante de la cité et de la révolution. Votre destin reposera sur 5 jauges permettant de mesurer votre résistance physique et mentale, mais aussi l’épaisseur de votre portefeuille, la réputation que vous traînez, ou la qualité de votre couverture devant les fouines du guet. Lors des moments de tension une poignée de dés (de 1 à 4 selon vos compétences et la difficulté) décidera de votre destin : ou bien vous réussissez ou bien les jauges se remplissent. Et plus elles augmenteront, plus vous aurez de chance qu’elles vous explosent à la figure, et fort. Une jauge physique trop pleine finira au mieux par une hémorragie, ou par un bras cassé, ou par un aller-simple devant le Juge final. Une jauge de discrétion trop pleine vous offrira peut être quelques rumeurs que vous auriez préféré dissimuler mais pourrait aussi emmener le guet à vous attendre directement à votre porte ou a placarder des affiches promettant une forte récompense contre votre capture. Une jauge d’esprit pourrait vous laisser bavant sur le pavé froid ou hurlant dans les tunnels sombres. Bref, de quoi vous plonger rapidement dans l’ambiance de la guérilla du Culte.

Les bases du système sont simples et devraient être maîtrisées au bout d’une heure de pratique, mais pourront vous réserver de nombreuses surprises, soyez-en sûr. Mon seul regret : un système de difficulté à l’emporte–pièce, qui ne fait pas dans la finesse. Si cela facilite sans doute le travail du meneur de jeu, j’apprécie aussi pouvoir donner un petit bonus de temps à autre et cela n’est pas prévu dans la mécanique de base (mais pourra toujours être résolu avec un peu de bidouille).

Comment terminer sans finir en tôle ?

Passionné par la lecture de cet ouvrage aussi exaltant qu’illégal, je perdis la notion du temps et de l’espace, dévorant page après page de l’espoir de notre peuple. La voix sèche du capitaine du guet me fit brutalement revenir à la réalité. « Et ben petit fouinard, c’est bien la première fois que je vois un loqueteux du perchoir perdre du temps sur un livre. Qu’est ce que tu lis de beau ? ». Le ton sardonique et gras ne me fit pas douter une seule seconde de ce qui devait m’arriver. Feignant la surprise, je lâchai le livre qui tomba dans l’espace en virevoltant comme un corbeau frappé d’une balle en plein vol, et je me retournai vers la patrouille avec un air contrit. Oh, je savais bien qu’ils allaient me passer à tabac, qu’ils me questionneraient et me fouilleraient Mais je savais aussi que si j’avais de la chance, je sortirais de leur geôle puante dans une semaine ou un mois, même si ce serait avec un genou en moins. Et que dans tous les cas, le soulèvement finira par arriver, avec ou sans moi, et sûrement avec vous !

La sortie boutique de Spire est prévue début février et sera sans doute en vente chez Philibert

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Commentaires

Belle présentation in situ  Un jeu qui mérite d'être joué !

Auteur : 
Doumba

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