Retour sur investissement

Critical Miss, le magazine pour les rôlistes dysfonctionnels, présente…

Le texte qui suit est tiré du courrier des lecteurs de Critical Miss.

Salut les gars,

La dernière fois, je vous ai raconté ma vieille rengaine des débuts de Voceridith, avec laquelle je rase les joueurs encore aujourd’hui. Vo m’a mis dans une autre situation qui m’a appris quelque chose au sujet des JdR : il faut toujours donner aux joueurs une récompense proportionnelle à l’effort investi. (…)

Donc, la situation : dans la même campagne de Skyrealms of Jorune (grog), nous nous sommes fait une Némésis. Vous savez, un de ces super-vilains intuables, le genre de type qui ne veut foutument pas mourir, d’aucune manière. Pour rappeler la personnalité de notre héros, Vo est un peu déjanté, content de se fourrer dans n’importe quelle situation et de gérer les choses comme elles viennent. Vraiment un homme sans peur, suicidaire en vérité, alors ce qui est arrivé semble d’une certaine façon approprié…

Quoi qu’il en soit, notre équipe avait réussi à retrouver notre Némésis. En tant que Vo, j’avais clairement fait comprendre que je détestais le type, au point que je proférais des menaces de mort en quantité non négligeable chaque fois que je le voyais, et encore plus quand il s’échappait inévitablement. J’ai dit plusieurs fois hors-jeu que mon ambition dans cette campagne était de finalement choper ce gars, une putain de bonne fois pour toutes, et je pense que toute l’équipe espérait que nous aurions une chance de toucher le jackpot comme on dit.

Finalement, on l’a enfin complètement coincé. Il ne pouvait décemment pas s’échapper et, de plus, il semblait qu’il ne le voulait pas. Un groupe d’environ neuf personnes était groupé autour de la table, sur les nerfs et prêts à l’abattre.

Ce que nous ne savions pas – ce que nous ne pouvions vraiment pas savoir – c’est que le MJ aimait ce personnage. L’aimait vraiment, je veux dire. C’était sa création favorite de tous les temps. Il semblait même que plus nous le haïssions, plus il l’aimait. Et comme nous le savons, les MJ ont le dernier mot, pas vrai ? Vrai. Aussi, alors que nos personnages tiraient leurs épées et s’apprêtaient à transformer ce type en hachis, notre méchant a sorti de sa poche une espèce de gadget technologique (Jorune est un univers fantasy-science-fiction), et d’un coup d’interrupteur a immobilisé tout le groupe.

Remarque de Jonny : Dans mon groupe, on appelle ça le syndrome “Mon perso fait ci, mon perso fait ça”, quand le MJ joue un PNJ comme si c’était son personnage.

Sauf Vo.

Ouaip, le MJ allait me donner la confrontation finale que je voulais tellement. En tant que joueur, j’étais fou de joie. Les projos étaient sur moi, j’allais avoir une chance de briller, et je voulais vraiment, vraiment transformer ce type en paillasson. Un truc super. On empoigne chacun nos dés et le combat commence.

Glaçon d20

Je me rappelle que Jorune a un système qui permet de bloquer et parer, et je m’en rappelle surtout parce que nous avons dû bloquer et parer pendant vingt minutes de temps réel. En avant, en arrière, en avant, en arrière, des petites blessures ici et là, mais rien de sérieux. Vo était un bon bretteur, mais ce gars aussi l’était. Mon adrénaline coulait à flots à ce moment, et je faisais les trucs typiques du “roleplayer qui se plonge beaucoup trop dans l’action”, sautant de-ci de-là, mimant (ou devrais-je dire “expliquant”) mes actions, et ayant certainement l’air d’un imbécile. Je commençais sérieusement à avoir peur qu’il s’en sorte et que nous ne l’ayons jamais. Dire que je devenais monomaniaque est un euphémisme.

Malgré des questions répétées au MJ, il était évident qu’aucun membre du groupe n’allait être “dégelé”. Conscient du fait que je monopolisais toute l’attention, j’ai fait passer mes dés à tous les joueurs (je ne dis pas que j’ai passé mon d20 fétiche, mais que voulez-vous, nous sommes tous superstitieux pour ces trucs). Les dés firent le tour de la table, chacun faisant un jet. La tension montait : nous ne touchions que sur un tirage de 18-20, alors ça ne se produisait pas très souvent. De temps en temps, Vo était blessé, et, alors que je regardais ma feuille de perso, j’ai commencé à réaliser… Nous allions perdre…

Mais – et c’est de cela dont il est question en vérité – je n’ai jamais vraiment pensé que ça allait arriver. Parce que je savais, ou du moins je croyais, que le MJ pouvait voir ce qui se passait, pouvait voir la tension émotionnelle générée, et y réagirait comme le conteur qu’il était. Il nous donnerait la récompense dont nous avions besoin.

En avant, en arrière, avant, arrière. Les dés changent de mains. Pare, bloque, estoc, pare. Et puis le MJ lance les dés, me regarde et dit :

“Il te désarme.

– Il QUOI ?

– Regarde le tirage. Il l’a fait. Il te désarme. Ton épée vole de ta main.”

On aurait entendu une mouche voler.

“Eh bien je n’ai pas d’arme. Je peux juste rester planté là.

– D’accord. Il s’avance et enfonce son épée dans ta poitrine. La lame s’enfonce jusqu’à la garde. Tu es mort.

– C’est ce que j’ai cru comprendre.”

Je me suis assis, tout le monde s’échangeait des regards, confus et plus qu’un peu – eh bien, inquiets, en fait. Comment ça avait pu arriver ? C’est comme si La Guerre des étoiles se finissait avec Luke se faisant exploser par Vador. C’est déprimant. La fin n’est pas censée être comme ça. Alors que je restais assis, n’y croyant pas, le MJ dit aux autres qu’ils pouvaient de nouveau bouger. Comme un seul homme, ils crièrent qu’ils allaient attaquer notre Némésis, bondir en avant et venger la mort de Vo. C’est alors que le MJ fit l’erreur de rétribution numéro deux :

“Il appuie sur un autre bouton du même appareil. Un portail lumineux s’ouvre à côté de lui, et il y pénètre.

– Il QUOI ?”

Fin de la session. Fin, en fait, de la campagne. Car, la semaine suivante, notre MJ nous annonce qu’il prend une pause, ne veut plus poursuivre la campagne (il faut souligner que nous ne savions pas que nous jouions la dernière partie de la campagne, nous pensions que c’était juste un autre dimanche après-midi de JdR). Je suppose que c’est une autre façon de finir une campagne (laisser le méchant principal s’en tirer sans une égratignure). Donc, pour résumer ce récit plutôt long et mélodramatique :

  • Soyez attentif à l’investissement émotionnel des joueurs dans votre partie.
  • Comprenez que tout comme en finance, avec un investissement pareil, ils attendent bien un retour sur investissement.
  • Ne vous attachez à aucun PNJ, qui ne servent qu’un but : donner une fin satisfaisante à l’intrigue.
  • Si vous voulez rendre votre fin encore plus spectaculaire, mettez tout en œuvre pour avoir une mort héroïque (quoique je déconseille de truquer les jets de dés)…
  • … mais donnez une espèce de récompense pour ça, et ne laissez pas votre attachement à un PNJ se mettre en travers de ça.

Pour dire les choses comme elles sont, nous nous sentions trahis. Plus tard dans la journée, et longtemps après, nous avons parlé de cette session. Cela se résumait souvent par “Et puis il l’a laissé partir. Tu le crois ça ?”. En fait, c’était devenu une telle blague que dans au moins deux campagnes que j’ai dirigées ensuite, j’ai fait apparaître le personnage en question à divers endroits (genre au milieu d’une grosse autoroute) et je le tuais d’un revers de main, une sorte de vengeance personnelle (Rancunier, moi ? Jamais).

Il est facile de s’attacher à un PNJ, et oui, des fois, il est nécessaire de les garder en vie, mais vous devez savoir pourquoi vous jouez : pour vous amuser, et pour participer à une histoire qui peut avoir autant d’impact émotionnel que tout ce que vous pourrez lire ou voir.

Et ainsi se termine la leçon.

Article original : In my humble opinion (9e courrier)

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Pour aller plus loin… Hydre couchée

  • La série Tout le monde veut être le maître du monde : le grand méchant vu du côté du MJ – et oui, on vous explique comment aborder la scène de la confrontation finale.
  • Cet article fait partie de l'ebook PTGPTB n°16 intitulé Mon perso, ce héros, que vous pouvez consulter pour de plus amples développements.
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Commentaires

   C'est un article de fond assez interessant car je pense que si nous jouons tous c'est pour vivre des aventures extraordinaires et ressentir des émotions extraordinaires. Donc c'est vrai qu'il ne faut pas mettre de côté l'investissement émotionnel des joueurs lors de la partie. Et il m'a interpellé au niveau du vécu.

    D'un les joueurs ne gagnent pas dans tous les JdR. L'un des JdR évident où ils ne doivent pas gagner à la fin c'est l'Appel de Cthulhu. C'est bien de dégommer des zombies par paquets de trois, de mettre des signes des Anciens partout, mais à la fin quand le Grand Ancien se réveille c'est "bye bye amigos", sans rancune. Ou à force les joueurs en sont à invoquer le Grand Cthulhu, tellement leur SAN est basse. L'investissement émotionnel est là aussi mais lors de la confrontation les joueurs ne doivent pas tomber de leur chaise (ok sauf parfois dans Delta Green ou dans Cthulhu 90 mais comment ne pas penser que c'est une trahison de l'esprit du jeu?)

    De deux, permettez moi de vous raconter ma vie ludique et perso un instant. J'ai fait une longue campagne Vampire: la Masquarade à Chicago qui s'est un peu étendu à une campagne WOD. On jouait avec un ami qui adorait ce monde ; il connaissait Vampire mieux que moi, et nous jouions en plus des scénario par mail.  Et cela a duré 3 ans et nous étions alors de très bons amis.

Il a construit un empire pour resister à la Géhenne.  Et le problème de Vampire - comme de Cthulhu - c'est que les personnages ne doivent pas forcément gagner à la fin ou que cela leur coûte cher, très cher.  

    C'est alors que l'apocalypse vint. Sauf qu'il avait manqué des éléments graves de l'intrigue. Et en voulant absolument empêcher la Géhenne... il l'a évidemment précipité. Il devenait évident que pour lui il allait gagner (et gagner à Vampire est quelque chose de rare pour lui aussi donc d'extraordinaire). Sauf que cela n'est pas comme cela que cela s'est passé du tout. Toutes ses défenses sont tombées une après l'autre, Chicago ravagée par le Sabbat, et la confrontation avec sa Nemesis a très mal tourné pour lui et sans les autres PJ il aurait connu la Mort Ultime. 

  Si moi en tant que MJ j'étais plutôt content de ma fin épique (et il ne peut pas dire que je n'avais pas fini ma campagne par un gros Boum) nous nous sommes brouillés et il n'a plus voulu jouer à Vampire, ni à aucun autre JdR (ok il n'aimait que celui-là). Il ne m'envoie des mails que pour la bonne année et mon anniversaire. Dommage je l'aimais bien cet homme.

   Alors cela m'a fait réfléchir. Aurais-je dû le laisser gagner? J'hésite encore et, pour moi, même si l'investissement émotionnel reste à évaluer et à ne pas négliger dans le JdR, cela ne veut pas forcément dire que les joueurs doivent tout le temps gagner à la fin et trahir l'esprit du jeu. Les joueurs doivent-il pleurer sur leur clones de Paranoia? Doivent-ils en être totalement détaché? Ca dépend, ca dépasse.

   Bref cet article est pour moi  plus intéressant pour la question qu'il pose que pour la réponse qu'il propose. 

Auteur : 
Djiles

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