Incertitude et Exclusivité 

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Quand un groupe de rôlistes se met à faire étalage de ses griefs, certaines plaintes semblent ne jamais devoir passer de mode. Deux thèmes majeurs dans toutes ces récriminations sont le manque d'originalité et la difficulté de « ressentir », et cela, quel que soit le système de jeu sur lequel porte la discussion. Les mécanismes d’un JdR donné peuvent parfois apaiser ou aggraver ces deux doléances, mais au bout du compte la responsabilité en revient au MJ. Il est vrai que beaucoup de rôlistes endurcis succombent de temps à autre au redoutable syndrome du « déjà vu, déjà fait ».

Cependant, comme tant de nouveaux JdR clament haut et fort être la prochaine « révolution » et se révèlent n’être que « toujours la même chose » qu’on ne peut pas vraiment les en blâmer.

Je vais vous confier un petit secret : ce que veulent les joueurs, c’est une chouette campagne. Tout le reste, système compris, c’est pour faire joli. Si le cadre d’une campagne fait cavaler l’imagination et la créativité des MJ et des joueurs, alors c’est un succès, au moins partiel. Peu importe combien nous autres créateurs avons pu nous échiner sur nos règles, si vous n’aimez pas les grandes lignes de l’univers de jeu, alors vous n’en avez rien à foutre. Cet article contient quelques suggestions pour que vos parties vous semblent plus authentiques et originales. Si vous assurez, vos joueurs vont se dire « ça, c’est cool ! » et ils vous offriront une pizza.

Le principe d’incertitude

ou « ça n’a pas l’air très magique »

Si vous avez maîtrisé un tant soit peu de jeux de rôle médiévaux-fantastiques, vous avez certainement déjà entendu la phrase ci-dessus. Cependant, quand vous leur demandez pourquoi un système donné « n’a pas l’air magique », les joueurs sont bien incapable de mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Pour moi, c’est souvent un problème de certitude.

La certitude est l’apanage des jeux vidéos : faites un tour de la manette directionnelle en commençant par le bas, appuyez sur A, et Ryu balance une boule de feu.

Bien qu’on puisse ressentir une joie viscérale à répandre une mort digitale sur le dernier jeu vidéo en mode « First Person Shooter », vos joueurs ont choisi de se joindre à vous pour s’amuser ce soir plutôt que de retourner à leur console de jeu, ce qui signifie que vous devez leur fournir un type d’expérience hors de portée des jeux vidéos.

Les romans médiévaux fantastiques sont pleins d’histoires de sorts qui partent en vrille, de mages qui devraient prendre garde à leur orgueil, d’adversaires aux pouvoirs étranges et mystérieux.

Pour s’en prendre à la grosse bête du troupeau, la magie dans le système d20 marche exactement comme dans un jeu vidéo. Il n’y a pas d’incertitude. Vous connaissez les sorts que vous connaissez. Les effets sont précis et immuables. Quelques facteurs méta-magiques permettent de varier un peu les résultats, mais ils ne rendent pas le lancer de sorts très différent du maniement de l’épée ou du crochetage de serrure.

C’est pourtant dans le mystère que réside l’âme de la magie. Un certain nombre de systèmes de règles sont entièrement consacrés à ce principe de base. Ars Magica suggère que pour maîtriser le pouvoir des arcanes, il faut y passer sa vie à les étudier. Sorcerer et Dying Earth (au niveau Rialto) soutiennent tous deux que les magies les plus puissantes doivent être extorquées avec précaution à des entités extra-dimensionelles capricieuses. Unknown Armies affirme sans équivoque que la magie coûte très cher à ceux qui l’utilisent.

Tous ces jeux de rôles ont une approche beaucoup plus souple de ce qu’un pratiquant de la magie peut exactement accomplir. En conséquence, on les présente comme des exemples de ce que devrait être la magie dans le jeu de rôle. Je ne joue à aucun de ceux-là, dites-vous ? Moi je dis : aucun problème ! Voici quelques suggestions qui devraient fonctionner avec n’importe quel système, y compris ceux mentionnés ci-dessus.

Rien ne se perd, rien ne se crée

La première question que vous devriez vous poser à propos de la magie est : à l’origine, d’où vient l’énergie nécessaire pour lancer un sort ?

Un univers classique de Advanced Dungeons & Dragons, Dark Sun, suggère que les sorts puisent toute leur énergie du monde qui entoure le lanceur, ce qui a eu de désastreuses conséquences pour l’écologie du monde d'Athas.

L’explication par défaut dans les jeux de rôle méd-fan serait que la magie est un « don » rare. Cette explication suggère que l’énergie magique provient des individus dotés du don en question. Ou alors, suppose-t-on, elle provient d’autres plans d’existence.

Et alors, un sort est un sort, non ? Ce à quoi je réponds : « D’accord, peu importe d’où vient l’énergie, elle est là maintenant. Qu’arrive-t-il au sort après coup ? Que devient l’énergie d’un sort auquel on a résisté ? »

Disons qu’un magicien lance subtilement un sort de suggestion sur un marchand, dont la tendance naturelle à la suspicion lui est bien utile pour résister. Le système d20 suppose que le sort se disperse tout simplement. Mais tout ce que nous savons de l’énergie, c’est qu’une fois qu’elle est là, elle est là.

On peut admettre que les univers médiévaux-fantastiques n’ont pas à suivre les préceptes scientifiques de notre monde. Considérez pourtant tout ce qui découle de cette simple notion. Peut-être que l’on pourchasse les lanceurs de sort arrivistes, à cause d’une prolifération vaste et dangereuse de sorts auxquels on a résisté? Comme si les mages détruisaient la couche d’ozone !

Et si un sort provient d’un individu, que se passerait-il s’ils partageaient certains traits de la personnalité de leur lanceur ? Si les sorts d’un magicien étaient, au sens littéral, lui ? Si tous les sorts étaient conscients ? Après avoir manqué leur cible, que fait un sort conscient, au juste ?

Il y a toujours un prix à payer

A moins d’être mêlé à une arnaque particulièrement habile, on n’a jamais rien sans rien. Et pourtant, la libre circulation de la magie semble être tacitement admise dans beaucoup d’univers de jeu. Mais cela se change facilement. De plus le prix peut, et devrait, varier d’une personne à l’autre.

Les lanceurs de sort qui doivent sacrifier un être conscient une fois par mois pour entretenir leurs pouvoirs ne se feront très probablement pas beaucoup d’amis. Un druide qui doit planter un nouvel arbre chaque jour à la lisière de sa forêt, aura une vie sociale plus aisée, mais il n’est pas prêt de partir pour des aventures lointaines.

Les tabous étranges et les comportements anormaux sont monnaie courante chez les mages ; ceux qui peuvent les supporter par amitié s’en rendront très vite compte. La question de l’origine de la magie recoupe souvent celle du prix à payer ; si les pouvoirs magiques proviennent d’entités inhumaines très puissantes, leur nature aura certainement une influence énorme sur les lanceurs de sort.

L’exclusivité

Si tout le monde peut faire quelque chose, alors ce quelque chose n’a rien de si particulier. Les joueurs prendront exprès des personnages différents, pas seulement pour des raisons stratégiques; tout le monde veut être sous les projecteurs de temps en temps. Si un autre Personnage-Joueur peut faire tout comme vous, mais en mieux, vous aurez l’impression (et probablement à raison) que votre personnage est un peu redondant.

Les joueurs avec un esprit plus tactique se ruent souvent sur ce qu’ils estiment être les meilleures capacités de combat, alors que ceux qui privilégient la narration voudront des dons étranges ou attachants qui correspondent à leur personnage.

Beaucoup de jeux de rôle offrent aux personnages le choix entre une grande variété de voies d’apprentissage. Feng Shui utilise des « shticks », d20 des Traits, Exalted des Charmes, etc.

Les joueurs, s’ils sont livrés à eux-mêmes, s’acharneront à choisir la « meilleure » des capacités proposées pour leur personnage, souvent définie en tant que telle par des forums sur Internet, sans prendre en considération sa pertinence dans une campagne donnée. La manière dont vous structurez votre monde peut vous aider à diriger les choix de vos joueurs pour leur personnages. Elle rendra en conséquence un grand nombre de capacités « communes » beaucoup plus rares, et donc sympas.

exemple : l’école de la Dernière Heure

Si un guerrier à la forte carrure se jette sur un ennemi et le fend en deux dans un JdR d20, les joueurs peuvent immédiatement deviner qu’il a un Trait ou plus dans la voie d’ « Attaque Puissante ». Puisque cette voie en particulier est tellement utile aux combattants, elle est assez répandue dans la majorité des campagnes de D&D. Mais si ce n’était pas le cas ? Disons que tout le monde peut prendre le Trait « Attaque Puissante », mais le reste de la voie (« Pourfendre » et autres) n’est pas disponible pour tous ?

Il vous faut un professeur. Les seuls maîtres qui peuvent enseigner la voie entière appartiennent à un dojo fondé par un Exécuteur Impérial, appelé l’Ecole de la Dernière Heure. Non seulement c’est le seul endroit où l’ont peut apprendre la Voie en entier, mais peut-être enseigneront-ils un ou deux bonus qui ne sont pas disponibles pour qui que ce soit d’autre. Par exemple un enchaînement coup de grâce spécial, des dégâts supplémentaires avec le kwan daos à deux mains, ce genre de choses. Maintenant, votre PJ n’a pas seulement la capacité qu’il veut, mais il peut se vanter d’être un Exécuteur Impérial (1). Les seuls autres types au monde qui maîtrisent des Traits du même genre appartiennent à la guilde des assassins, la Maison des Longs Couteaux, les ennemis jurés de l’Ecole de la Dernière Heure…

exemple : les Zeniths Courbes

Si une sorcière étend ses mains, marmonne une malédiction, et que sa victime se transforme devant elle en crapaud, les joueurs de D&D vont sans doute penser, si ce n’est dire tout haut, « Ah-ah ! Polymorphie ! » En revanche, imaginez un peu à quoi ressemblerait votre campagne si vous aviez un plan comme le suivant :

Retirez du monde du jeu toutes les sortes de Polymorphie, de changeur de forme, et de transformations physiques, et donnez-les à un seul groupe à l’exclusion de tout autre. Une cabale de mages connus sous le nom des Zéniths Courbes, qui détient le secret de la Rune du Changement. Eux seuls savent se transformer ou métamorphoser les autres. Les lycanthropes sont, en fait, des individus maudits ou des descendants d’individus maudits par un membre des Zéniths Courbes.

Ceux qui veulent apprendre les secrets de la Rune du Changement doivent jurer fidélité à l’un d’entre eux et subir un apprentissage d’un an et un jour, après quoi on leur peint en travers des mains une série de puissants tatouages rituels qui s’étendent et se contractent d’eux-mêmes.

Bien sûr, une telle magie déforme l’esprit aussi…

Ce qui était sentier battu devient terra incognita. Lorsque vos joueurs rencontreront quelqu’un qui a été métamorphosé magiquement, ils s’y intéresseront immédiatement parce qu’ils sauront qu’un membre des Zéniths Courbes est passé par là.

Bien sûr, cet exemple en particulier peut ne pas marcher pour une campagne en cours, puisque vous pouvez ne pas vouloir retirer d’un coup des capacités qui étaient déjà présentes dans vos parties. Cependant, de nouveaux suppléments sortent tout le temps pour pas mal de systèmes de jeu, en tout cas pour d20, et la plupart d’entre eux comportent de savoureux joujous magiques que vous pouvez rendre exclusifs de cette manière.

En plein essor, ou en voie d’extinction

L’exclusivité se cache souvent derrière l’excuse d’être le premier ou le dernier d’une lignée ou d’un groupe. Si c’est le dernier, cela sous-entend un sentiment de nostalgie pour la disparition de quelque chose qui était autrefois grandiose. Si c’est le premier, cela génère souvent l’espoir de la naissance de quelque chose de nouveau et de merveilleux.

En évoquant ces thèmes, qui apparaissent souvent dans les romans de fantasy [et aussi dans la série des Livres-jeux Loup Solitaire (NdT)], vous attirez vos joueurs dans des reflets conscients ou inconscients d'autres oeuvres.

Faites que les PJ rejoignent le dernier groupe hétéroclite des Chevaliers de la Sphère d’Ivoire complètement décimés. Cela peut complètement changer le ton de votre campagne : il faut qu’ils luttent pour maintenir de vieux idéaux qui s’effacent peu à peu. De même, l’ambiance change si vos PJ découvrent un nouvel ordre d’aventuriers philosophes, consacré à la découverte de la vérité, où qu’elle soit. Dans les deux cas, l’avenir du groupe devrait être incertain, permettant aux PJ de sauver ou de détruire leurs nouveaux alliés par leurs actions.

Les concepts de fond que je viens de décrire fonctionnent dans de nombreuses campagnes, peu importe qu’elles soient médiévales-fantastiques, de science-fiction ou une combinaison des deux. Vous pouvez remplacer le mot « magique » par « psionique » dans la plupart d’entre elles sans aucun problème. Par dessus tout, bousculez les présupposés de vos joueurs et essayez d’abandonner les vôtres. L’expérience de jeu n’en sera que plus riche.

Article d'origine : Uncertainty and exclusivity dans Daedalus n°2, hiver 2004, p.94-96. Les .pdf originaux ont disparu du web :(

(1) NdT : dans Empire & Dynastiesgrog on se souvient que rejoindre les écoles qui feront progresser votre perso est une aventure secondaire en soi [Retour]

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