Ne préparez pas d’intrigue – troisième partie

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Si vous n’avez pas lu la première partie, ou pour se rafraîchir la mémoire, rendez-vous ici.

La deuxième partie, qui est en fait une déclinaison appliquée aux Méchants, est

Ne préparez pas d’intrigue, préparez des situations.

Voilà une maxime que je prêche sur The Alexandrian depuis 2009. Une des idées clef dont je parlais dans Ne préparez pas d’intrigue était de se focaliser sur le développement de boîtes à outils plutôt que de préparer des hypothèses. Préparer des hypothèses vous enferme dans le piège des « Aventures dont Vous Êtes le Héros », où l’on perd un temps énorme à tenter d’anticiper les actions des joueurs et à développer des conséquences mutuellement exclusives à tous les choix qu’ils pourraient faire.

J’ai vu beaucoup de MJ, avant et après que je n’écrive Ne préparez pas d’intrigue, découvrir les vertus de cet enseignement. Souvent, ils appliquent ce principe au niveau macroscopique de la création de leur scénario, mais s’arrêtent là et continuent à faire les mêmes erreurs au niveau micro. Ce qui est plutôt ironique, car c’est au niveau microscopique que cela entraîne la plus grande perte de temps.

J’ai passé beaucoup de temps sur [la campagne pour Trail of Cthulhu [grog] Eternal Lies dernièrement, je vais donc m’en servir comme exemple pour illustrer ce dont je parle.

 

Attention, ce qui suit révèle des informations de la campagne Eternal Lies.

 

Les PJ découvrent à Malte un hôpital où deux garçons sont retenus par des cultistes qui leur administrent un « traitement » qui aggrave leur état de santé au lieu de l’améliorer. Cette aventure du commerce prévoit l’éventualité que les PJ tentent de portent secours aux enfants, et il se passe ceci :

Quitter l’hôpital Superbissima n’est pas particulièrement difficile si les PJ sont juste des visiteurs ou des patients. Un Investigateur pourrait utiliser Médecine ou Déguisement (difficulté 5) pour se faire passer pour le docteur d’un autre Investigateur et autoriser le transfert du personnage vers un autre établissement (ce qui nécessitera sans doute que ce PJ signe quelques formulaires). Des notions en Rassurer convaincront le personnel de l’hôpital que le patient se sent bien et est prêt pour le transfert. Dépenser quelques points de Réconfort (1) convaincra même un membre du personnel de ne laisser aucune note compromettant les PJ dans un dossier , ni ne gardera un souvenir du PJ « médecin » – ce qui est bon pour leur anonymat, au cas où ils en auraient besoin.

La vraie difficulté se révèle dans deux autres circonstances : quand les gardes de Donavan sont présents, surveillant les allées-et-venues, et quand les Investigateurs sont en compagnie de patients qui sont soumis aux « soins spéciaux » du Dr. Solazzio.

 (Gardez à l’esprit que les Investigateurs, en tant que patients de l’hôpital, peuvent se voir administrer du Nectar ou être pris en charge par le Dr. Solazzio en gros pour deux raisons : soit le culte les considère comme des ennemis et décide d’exploiter leurs faiblesses, peut-être pour forcer leurs camarades à révéler leur identité, ou bien vous, en tant que Gardien [= MJ (NdT)], décidez que le Dr. Solazzio leur porte une attention particulière pour des raisons purement théâtrales, par exemple de rythme ou d’exposition wiki.)

Si les Investigateurs tentent de se glisser dehors en suivant Donovan, ou pendant que ses gardes sont dans l’hôpital, référez-vous à la scène Malte 4, « Poursuivre Donovan », p.232, pour les caractéristiques des gardes. Ces derniers repèrent immédiatement tout comportement étrange survenant dans leur périmètre.

Si les Investigateurs essayent de faire sortir Alexi ou Monte (ou les deux) de l’hôpital, ils devront déjouer l’attention de quelques infirmières et aides-soignants et passer la sécurité. (Ils pourraient même avoir à prendre en compte les gardes de Donovan si leur évasion se déroule au mauvais moment.) Ce n’est pas si difficile à faire, en fait ; c’est juste difficile de le faire sans révéler son identité. Agiter des flingues dans tous les sens ou dépenser un total de 2 points d’Intimidation suffira pour se frayer un chemin manu militari parmi le personnel de l’hôpital. Exfiltrer Alexi et/ou Monte donnera naissance à une chasse à l’homme ciblant les garçons et leurs « ravisseurs » à travers toute la ville, avec à la fois des policiers honnêtes et corrompus à leurs trousses.

Les Investigateurs voudront donc peut-être porter des masques chirurgicaux ou Se déguiser, puisque même un simple déguisement (difficulté 4 ou 5) dissimule leur apparence, du moins à d’éventuels témoins qui, à une époque où les caméras de sécurité n'existaient pas, seraient convoqués pour affirmer que « oui, c’est bien lui qui a fait sortir ce garçon de l’hôpital. » Un masque chirurgical donnera à tout personnage une réserve de points en Déguisement dans l’enceinte de l’hôpital. Une blouse blanche ajoutera des points supplémentaires à cette réserve. Le port de l’un ou l’autre donne de bonnes excuses pour que vos PNJ fassent des suppositions faciles (« Encore un autre chirurgien ») ou de manière plus gênante (« Excusez-moi docteur, pourriez-vous m’aider ? ») en fonction du degré de réussite de la tentative. Les Investigateurs, en attirant l’attention sur eux ou en interagissant avec les PNJ, pourraient mettre en difficulté leur couverture. Dans ce contexte, il n'est pas judicieux de demander un test de Difficulté 7 pour une imitation convenable. Dans ce contexte, il sera plus facile (difficulté 5 ou 6) d’interpréter « un docteur » qu’un docteur particulier (difficulté 7). On pourra utiliser un point de la réserve de Médecine pour un jet de Déguisement si, par exemple, un Investigateur veut interpréter un spécialiste en visite (« Vous n’avez pas reçu mon télégramme ? »).

Tout déguisement n’est de toute façon que temporaire, un simple moyen de gagner du temps avant d’agir, de contrecarrer les adversaires, ou de repousser à plus tard les conséquences d’une imprudence ou d’un échec.

Une fois sortis de là, les Investigateurs devront mettre les garçons en sécurité quelque part. La situation se complique. Vous pourriez alors demander un test de Discrétion ou de Filature (difficulté 5 à proximité de l’hôpital, difficulté 4 ensuite) pour décrire la tentative de fuite des Investigateurs depuis la scène d’exfiltration. Ou sinon, ils pourraient simplement Fuir la scène pour ensuite faire un unique test de Discrétion afin de se cacher.

Si les Investigateurs ont mis en place un stratagème complet pour exfiltrer les garçons et les mettre hors d’atteinte du culte (peut-être à l’aide de faux papiers et d’un bateau au départ de Malte), laissez-les explorer cette voie. Si cela les éloigne trop de la mission, passez rapidement sur les détails ou considérez que les personnages réussissent automatiquement plutôt que de jeter les dés à chaque étape. Par exemple, obtenir des papiers pour les garçons ne nécessitera qu’une dépense en Loi ou Connaissance de la rue chez les bons contacts, et les mettre en sécurité pourrait simplement se faire en les embarquant pour la Sicile dans l’avion de Winston-Rogers, et s’occuper du reste pendant le voyage. Si vous sentez que la complexité des considérations logistiques gâche le plaisir des joueurs, simplifiez-leur la tâche (quand bien même les choses restent compliquées pour les personnages entre les scènes).

On est tout de suite frappé par la profusion de verbiage consacrée aux plans précis que les PJ pourraient ou pas imaginer. Ce que je suggère, c’est une préparation de cet épisode qui ressemble plutôt à quelque chose comme :

S’échapper de l’hôpital

L’hôpital Superbissima a deux sorties : la porte principale à l’avant et une entrée de service sur le côté, utilisée par les employés. Il y a de grandes fenêtres dans les chambres des patients, mais la plupart n’ont pas été conçues pour être ouvertes.

Les infirmières : En tant que groupe, elles disposent d’une Vigilance de +2 pour repérer les Investigateurs fouinant dans les endroits non-autorisés, ou toute autre activité suspecte dans l’enceinte de l’hôpital.

Le service de sécurité de l’hôpital : La surveillance autour de l’hôpital est étonnement resserrée. En plus des deux gardes dans le hall d’entrée, un garde est également en poste au bureau d’accueil infirmier à chaque étage du bâtiment.

[Insérer les caracs du personnel de sécurité ici.]

Les gardes de Donovan : Si Donovan est dans le bâtiment, ses gardes seront en poste à l’entrée du service des soins intensifs du troisième étage et réagiront immédiatement à tout ce qui leur semblera étrange ou suspect.

[Reprendre ici les caracs des gardes de Donovan, pour les retrouver facilement.]

Faire sortir les garçons : Exfiltrer Alexi et/ou Monte de l’hôpital, voilà qui risque fortement de déboucher sur une chasse à l’homme à travers la ville, ciblant les garçons et leurs « ravisseurs », avec des forces de police honnêtes comme corrompues à leurs trousses. Trouver un endroit sûr où les garçons seront à l’abri des regards pourrait s’avérer difficile. Afin de les faire sortir du pays, il faudra probablement obtenir (ou falsifier) des documents officiels.

Remarque : Gardez à l’esprit que le Chevalier pourrait déjà surveiller les Investigateurs à ce point de l’intrigue. S’ils s’attirent des ennuis à l’hôpital, il est probable qu’il s’en mêle et leur prête main forte, ou du moins qu’il leur propose un endroit pour se réfugier.

Quelques précisions sur l’utilisation des outils

Et c’est à peu près tout. Quelle différence y a-t-il, à part beaucoup moins de mots (et par là même, de quantité de travail requise) ?

En tant que MJ, vous noterez que si vos joueurs proposaient n’importe quel des plans suggérés dans le texte original, vous pourriez, à partir des informations de la version condensée, en déduire les conséquences de leurs actions ou les réactions des PNJ. Mais plus important, si les joueurs proposent un plan complètement différent (alerte à la bombe, descente en rappel de nuit par les fenêtres, prise d’otage, jeter un sort pour s’enfuir avec les enfants dans une autre dimension, etc.), vous devriez aussi être capable de piocher parmi ces outils (le plan de l’hôpital, la disposition des infirmières et des gardes) et en déduire ce qui va se passer.

Quand vous préparez la partie, ce n’est pas la peine de vous demander « Que va-t-il se passer si mes joueurs décident de se déguiser en docteurs ? Mmm… je suppose qu’il faudrait leur demander un jet de Déguiser. Je devrais l’écrire ! » Pas seulement parce que ça coule de source, mais parce qu’il existe au moins une demi-douzaine d’autres possibilités d’actions. Quels que soient vos efforts pour tenter d’imaginer les innombrables tactiques dont les PJ pourraient user dans une situation donnée, il sera toujours plus avantageux de vous construire une boîte à outils plus fournie et plus intéressante.

Préparer votre boîte à outils

Mais quelle est la différence entre un outil et une hypothèse ? Par exemple, préparer ces informations à propos de l’hôpital ne dépend-t-il pas du choix des PJ de s’y rendre ? De ce fait, le tout n’en devient-il pas lui-même une hypothèse ? Et même en laissant cela de côté, comment identifier les outils utiles ? Je veux dire, si on laisse de côté Eternal Lies un instant pour un scénario où le méchant possèder une collection des premières toiles de Picasso. Comment savoir si je dois préparer la collection de Picasso plutôt que le système d’alarme des fenêtres ?

Il me semble que cela en revient en général à deux questions.

Premièrement : qu’est-ce qui va intéresser les PJ ? Pas ce qu’ils vont faire, mais à quoi ils vont s’intéresser. Ce sur quoi ils vont porter leur attention. (Dans une enquête c’est assez facile à prévoir puisque c’est généralement dans la direction où les indices les pointent.) On pourrait ergoter et soutenir que « s’intéresser à » est une action en soit, mais je pense que la distinction visée ici est généralement assez claire.

Deuxièmement : Quels sont les plans des PNJ ? Ils peuvent être déterminés par les événements du scénario (« Ils veulent faire exploser Woodheim ») voire même dépendre des PJ (mais pas des actions des PJ) si leur plan actuel est dirigé contre les PJ (comme Lex Luthor qui se procure de la kryptonite pour affaiblir Superman). Mais la plupart des plans que vous allez considérer seront en fait beaucoup plus globaux et à long terme que cela.

Le scénario de l’hôpital en est un exemple : le culte ne veut pas que les garçons s’échappent. Quelles précautions vont-ils prendre pour empêcher cela ?

De la même manière, si vous deviez concevoir le manoir d’un chef de la mafia, vous devriez vous poser des questions comme : « Quel type de système de sécurité y est installé ? Qu’est-ce qu’il aime faire quand il est chez lui ? À quoi ressemble son emploi du temps quotidien ? »

Si le chef mafieux planifie d’assassiner le chef des triades locales, vous devriez alors commencer à vous poser des questions comme : « Qui va-t-il recruter pour s’en charger ? Si les choses tournent mal, de quelles ressources dispose-t-il pour assurer sa protection ? »

Toutes ces questions vous aideront à déterminer dans quoi les PJ vont se précipiter, que ce soit dans un statu quo prolongé, ou au milieu d’une action en cours. Et ce sur quoi vous devez vous concentrer, c’est cette situation qui préexiste indépendamment des PJ, et laisser les joueurs s’occuper de la direction qu’ils souhaitent prendre.

Ce qui, je suppose, nous permet de boucler la boucle :

Ne préparez pas d’intrigues, préparez des situations.

Article original : Don’t Prep Plots – Tools, Not Contingencies

Sélection de commentaires

Jan

C’est si dur de lire l’exemple original, et ensuite la version « boite à outils ». Ça me rappelle tous les heures que j’ai gâché à lire des textes longs et déstructurés, et que j’ai feuilleté des pages à la recherche d’infos terriblement mal organisées. Ça aurait été si facile de la fournir en mode « outil » et ça m’aurait fait gagner tant de temps.

Je trouve aussi très étrange que les auteurs font des suppositions alors qu’ils ne savent rien sur les joueurs, leurs persos, et le MJ. C’est déjà difficile de le faire avec ton groupe régulier, mais en tant qu’auteur d’un scénario du commerce c’est de la folie… J’espère sincèrement qu’on écrira bientôt ces aventures d’une autre manière

Justin Alexander

En relisant ce petit article, je ne suis pas tout à fait satisfait. Le problème est que, pour rester concis, je n’ai montré qu’une partie de la description de l’hôpital : les précautions prises pour éviter que les garçons ne s’échappent. Cela donne l’impression que je prépare une boite à outils qui ne peut être utilisé que pour ça. J’espère que la nature d’exemple montre clairement qu’on conserve la distinction outil/hypothèse.

J’insiste aussi sur le fait que la différence de longueur n’est pas l’avantage principal. Vous pourriez écrire des notes aussi longues qui auraient autant de détails que la citation originale, du moment que ces détails sont des outils et non des hypothèses – et le résultat serait un scénario bien plus riche, avec une profondeur plus utilisable.

Je pourrais ajouter un paragraphe montrant à quoi ces notes ressembleraient si elles étaient mes vrais pense-bêtes, au lieu d’écriture soutenue. Par exemple j’écrirais ainsi :

Infirmières : Vigilance +2 (collectif)

Gardes :

  • 2 dans le hall
  • 1 à chaque étage @ bureau de l’infirmière

… ce qui est plus que suffisant pour conserver mes intentions quand je suis la seule personne qui communique avec moi-même.

(…) [le verbiage] est la raison pour laquelle je me découvre de moins en moins disposé à utiliser des scénarios du commerce ces dernières années. Je ne peux simplement pas utiliser du contenu de scénarios publiés ces 10-15 dernières années : l’info utile est littéralement enfouie sous des tonnes de textes qui ont été organisés selon une logique narrative et non utilitaire. Seul un contenu de très haute qualité peut me donner envie de fournir l’effort de mettre en place des notes prêtes-à-jouer.

Le problème c’est qu’il y a une part importance du public qui achète des scénarios pour les lire comme de la fiction bon marché. J’en comprends l’attrait : pendant la lecture d’un très bon scénario d’aventure, il y a une version informelle et imaginative des Livres dont Vous Êtes le Héros qui survient dans les interstices des chapitres. Mais j’aimerais que les auteurs de scénarios ne s’adressent pas qu’à ce public en excluant les gens qui veulent vraiment utiliser leurs aventures à la table de jeu.

Gamosopher

Ce n’est sans doute pas une coïncidence, mais cela me rappelle beaucoup la préparation de mondes de jeu ouverts. Ce que tu décris est fondamentalement la façon dont Stars Without Numbers conseille aux MJ de préparer leur bac à sable.

Tout le monde convient qu’une aventure pré-écrite sert à réduire la charge de travail du MJ, mais il existe peut-être une confusion sur comment un scénario est censé aider : il est là pour réduire le temps que le MJ passe à préparer sa partie, pas pour réduire les efforts du MJ pour faire arriver des choses intéressantes pendant la partie.Les outils de préparation réduisent la préparation en donnant au MJ ce dont il a besoin quand il doit improviser ; faire une liste d’hypothèses offre des choses intéressantes qui surviendront pendant la partie (enfin, l’illusion de ces choses)

(1)NdT : Cthulhu utilise le système Gumshoe où les compétences, au lieu de donner un bonus automatique à un jet, fonctionnent comme des réserves où le joueur peut piocher pour augmenter le résultat de son D6 sur les tests idoines.[Retour]

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Pour aller plus loin…

Pour sortir des scénarios linéaires, (re)découvrez l'article de l'auteur sur la Création de scénario en nœuds

Vous retrouver des conseils aux MJ sur des techniques d’improvisation dans notre ebook Les Maîtres de l’Improvisation

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