Comment Walter Scott a presque inventé les jeux de rôle avec 200 ans d’avance

un article du blog Against the Wicked City
Note du traducteur : Walter Scott wiki (1771-1832) est un avocat, poète et romancier écossais. Ses poèmes narratifs et ses romans ont contribué à réhabiliter, romantiser et réinventer la culture écossaise, en particulier des Highlands. C’est également un des inventeurs du genre du roman historique, ses romans se passant dans un passé relativement proche et bien documenté, comme Waverley wiki ou Rob Roy wiki… ou dans un Moyen Âge fantasmé et quasi-fantastique, avec Ivanhoé wiki (où il popularise le personnage de Robin des Bois).

J’ai récemment lu l’autobiographie de Walter Scott : un texte inachevé que j’ai trouvé chez mon grand-père, joint à La Vie de Sir Walter Scott de John Lockhart wiki [auteur et traducteur, mais aussi ami et beau-fils de Walter Scott. (NdT)]. Les œuvres de fiction de Scott ne sont plus trop lues de nos jours : il écrivait à une époque qui voyait la longueur des romans comme une vertu, et les lecteur.rices modernes trouvent par conséquent souvent ses œuvres affreusement lentes. Mais on aurait du mal à exagérer son influence, et encore de nos jours quand la plupart des gens pensent « les croisades » ou « le Moyen Âge », ce qu’ils imaginent a des chances d’être autant tiré des romans de Scott que de la vraie Histoire médiévale.

La fantasy, en particulier, a une dette énorme envers Scott et au monde fictif de chevaliers, de rois et de barons qu’il a popularisé pour la première fois il y a deux cents ans. (L’héritage [littéraire] a en gros suivi cette lignée  : Walter Scott → George MacDonald wikiWilliam Morris wikiC.S. Lewis wiki et J.R.R. Tolkien wiki → Tous les autres). Je fus donc intrigué de découvrir qu’en plus de poser les fondations du futur genre de la fantasy, Scott semble avoir été étonnament proche d’inventer le jeu de rôle.

portrait peint

Scott avait souffert d’une maladie d’enfance qui lui laissa une jambe boiteuse, ce qui l’empêchait de participer aux sports communs de l’époque. À la place, comme de nombreux garçons physiquement infirmes avant et après lui, il se plongea dans la lecture, en particulier dans de vieilles histoires d’aventures chevaleresques. Son meilleur ami, John Irving, partageait sa passion pour ces histoires. Voici comment Scott décrivait leur passe-temps favori :

Celui qui me fut le plus intime, depuis les bancs de l’école, était Mr. John Irving, depuis devenu un solicitor reconnu [une sorte de juriste (NdT)]. Nous habitions près l’un de l’autre et par un accord commun étions chacun amené à composer un roman pour le plaisir de l’autre. Ces légendes, où le martial et le miraculeux prévalaient toujours, nous les répétions l’un à l’autre dans nos promenades, qui nous menaient habituellement aux lieux les plus solitaires d’Arthur’s Seat et Salisbury Crags [collines escarpées d’un parc royal surplombant le centre d’Édimbourg (NdT)].

Naturellement, nous recherchions l’isolement car nous étions conscients du ridicule conséquent qui aurait accompagné notre loisir si sa nature eût été connue. Nous passions des vacances entières à ce singulier passe-temps, qui continua deux ou trois ans et eut je crois une influence considérable sur la direction que prit mon imagination, vers le chevaleresque et le romantique en poésie et en prose.

C’est essentiellement dans le même contexte social que d’innombrables campagnes de Donjons & Dragons naquirent deux siècles plus tard : des garçons adolescents, intellos (nerds) et mal à l’aise socialement qui partent discrètement se raconter les uns aux autres des histoires interminables de guerre, de magie et d’aventure. Ils se font narrateurs chacun leur tour, rebondissent sur leurs idées respectives et passent des vacances entières à développer les exploits extraordinaires des héros imaginaires qu’ils ont créés ensemble, tout en se cachant de leurs pairs par peur du ridicule (Oui, je sais, D&D est devenu cool maintenant. Mais ce n’était pas le cas quand j’étais gamin).

Mais ce n’est pas fini : la santé de Scott empira et il se retrouva coincé à la maison plusieurs mois. Voici comment il passa le temps :

Tout comme il ne manquait visiblement qu’une feuille de personnage pour que les histoires racontées entre Scott et Irving deviennent D&D, il ne manquait que des dés pour que les reconstitutions de batailles historiques par Scott sur le sol de sa chambre deviennent du wargame. Tous les pions étaient en place, assez littéralement : il avait même joué aux échecs, eux aussi une représentation ludique d’une confrontation entre deux armées.

Il aurait suffi qu’Irving passe lui rendre visite un jour, que l’un d’eux ait l’idée d’utiliser les armées de graines et de cailloux de Scott pour rejouer une bataille de leurs histoires partagées plutôt qu’une bataille historique, et que l’autre remarque l’échiquier qui trainait là et propose de faire de la bataille un jeu plutôt qu’une histoire prédéterminée, et boum : les JdR de fantasy et les wargames seraient nés dans les années 1780.

Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La santé de Scott s’améliora, sa sociabilité avec, il apprit à s’habiller correctement et à arrêter de faire son geek en permanence ; au contraire il finit par réussir comme avocat et romancier. Il abandonna les arbalètes minuscules, les armées de coquillages et l’écriture coopérative de romances ont été abandonnées, mais pas avant qu’elles aient instillé en lui une fascination pour les contes d’aventures médiévales et d’audace, fascination qui l’amenera à écrire des romans comme Ivanhoé, Le Monastère wiki ou Le Talisman wiki. Ces romans sont à leur tour devenus les grands-pères de la fantasy moderne, et donc les arrière-grands-pères du JdR médiéval-fantastique moderne.

Ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans ces anecdotes, c’est leur familiarité. Ce n’est pas vraiment une surprise de découvrir que des garçons adolescents, grands lecteurs, pas très sociaux et en situation de handicap physique ont de tous temps fini par graviter autour d’histoires de pouvoir, de magie et de violence, et vers des avatars idéalisés de l’héroïsme masculin dotés de stricts codes de l’honneur : c’était aussi vrai de Scott dans les années 1780 que de moi dans les années 1990 (1), et sans doute pour les mêmes raisons. Mais jusqu’à ce que je lise cette autobiographie, j’aurais supposé que la forme exacte prise par ces fantaisies – les chevaliers, les châteaux, les magiciens et tout ça… – aurait été plus localisées historiquement, une façon de s’accrocher à n’importe quel bric-à-brac culturel qui collerait aux besoins des ados.

Je fus donc plutôt surpris de découvrir que le rapport de cause à effet allait dans l’autre sens : que les aventures modernes, avec des chevaliers et des magiciens, furent d’abord popularisées par un homme qui avait aimé ces histoires quand lui-même était un ado geek à la recherche d’évasion fantastique.

Ça n’aurait pas pu arriver auparavant, dans un contexte culturel où les institutions de la chevalerie féodale étaient encore prises très au sérieux. Cette culture devait d’abord s’effacer, pour qu’on puisse la rédecouvrir et se la réapproprier en tant que fantaisie plutôt que réalité. Scott était un enfant de cette redécouverte romantique de la culture médiévale ; pas de la culture médiévale d’origine. Mais l’autobiographie de Scott suggère que l’attrait du Moyen Âge viendrait au moins en partie du fait qu’on puisse en faire un jeu . Il est  bien plus facile à adapter que, par exemple, la mythologie gréco-romaine, que ce soit pour improviser des histoires ou pour rejouer des batailles sur le sol de sa chambre.

On critique souvent la domination du médiéval-fantastique dans les JdR et les jeux vidéo : des médias qui nous laissent en théorie faire ce qu’on veut… finissent par retomber dans le même univers de chevaliers, de magiciens et de châteaux que Scott avait à moitié déterré et à moitié créé il y a deux cents ans… Cette domination pourrait avoir quelque chose à voir avec le fait que ce type d’histoires est un environnement qui fut lui-même créé pour quelque chose de très proche du jeu.

Le Moine et le Guerrier ouvrent la tombe du croisé

D’ailleurs, dites-moi que le texte qui suit ne ressemble pas à une scène d’un scénario de D&D (2) :

"Lo, Warrior! now, the cross of red 

Points to the grave of the mighty dead; 

Within it burns a wonderous light, 

To chase the spirits that love the night: 

The lamp shall burn unquenchably, 

Until the eternal doom shall be.' 

Slow moved the Monk to the broad flag-stone, 

Which the bloody cross was traced upon: 

He pointed to a secret nook; 

A bar from thence the warrior took; 

And the Monk made a sign with his withered hand, 

The grave's huge portal to expand. 

 

With beating heart, to the task he went; 

His sinewy frame o'er the grave-stone bent; 

With bar of iron heaved amain, 

Till the toil-drops fell from his brows like rain. 

It was by dint of passing strength, 

That he moved the massy stone at length. 

I would you had been there to see 

How the light broke forth so gloriously; 

Streamed upward to the chancel roof, 

And through the galleries far aloof! 

No earthly flame blazed e'er so bright: 

It shone like heaven's own blessed light; 

And, issuing from the tomb, 

Shewed the Monk's cowl, and visage pale; 

Danced on the dark-brow'd Warrior's mail, 

And kissed his waving plume. 

 

Before their eyes the wizard lay, 

As if he had not been dead a day; 

His hoary beard in silver roll'd, 

He seemed some seventy winter old; 

A palmer's amice wrapped him round, 

With a wrought Spanish baldric bound, 

Like a pilgrim from beyond the sea; 

His left hand held his Book of Might; 

A silver cross was in his right; 

The lamp was placed beside his knee: 

High and majestic was his look, 

At which the fellest fiends had shook; 

And all unruffled was his face-- 

They trusted his soul had gotten grace.

« — Héla, Guerrier ! La croix peinte en rouge  

t’indique la tombe du redoutable défunt.  

À l’intérieur brûle une lumière merveilleuse,  

pour éloigner les esprits qui aiment les ténèbres :  

cette lampe brûlera éternellement

 jusqu’au jugement dernier... »

Lentement s’avança le Moine vers la grande dalle

où était tracée la croix rouge sang ;  

il montra un recoin secret ;  

et une barre de fer que le Guerrier saisit  

et le Moine - de sa main desséchée -  

fit signe d’ôter l’énorme couvercle.

 

Le cœur battant, il se mit au travail

penchant sa carrure noueuse sur la pierre sépulcrale ;

dans les efforts qu’il faisait avec sa barre de fer  

les gouttes de sueur ruisselaient de son front comme la pluie.  

Ce ne fut que grâce à une dépense de force  

qu’il parvint enfin à déplacer la pierre massive.  

Ah si vous aviez été là pour voir

la lumière surgir si glorieusement ;

 s’élancer jusqu’à la voûte du chœur,  

et traverser les galeries lointaines !

 Nulle flamme terrestre n’eut d’éclat aussi vif.

Elle brilla comme la lumière des cieux.  

En jaillissant du caveau  

elle exposa le capuchon du Moine et son visage pâle ;

dansa sur les mailles du Guerrier aux sourcils épais,  

et vint embrasser son panache ondoyant.

 

Devant leurs yeux gisait le magicien,  

comme s’il était mort le jour même.  

Sa barbe cendrée bouclée d’argent,  

il paraissait être âgé de soixante-dix hivers ;  

un manteau de pénitent l’enveloppait

serré par un baudrier espagnol forgé

 comme un pèlerin d’au-delà de la mer ;  

sa main gauche tenait son Livre de la Puissance ;  

dans sa droite était une croix d’argent ;  

près du genou était placée la lampe.  

Imposant et majestueux était son aspect

qui avait fait trembler les plus déchus des démons;  

et tout lisse était son visage:  

ils en déduisirent que son âme avait obtenu grâce.

Article original : How Walter Scott almost invented RPGs 200 years early

Sélection de commentaires

Zenopus Archives

Bien vu. Ton intro me parle, à l’école j’aimais bien Ivanhoé mais c’était affreusement long. Le « jeu » d’échange d’histoires de Scott me rappelle ce que j’ai lu [des mondes imaginaires] Angria et Gondal, les exercices de construction d’univers des Brontë ptgptb, un autre presque-JdR. Et son œuvre eut une influence sur cette famille ; leur page Wikipédia en anglais dit

Les Brontë étaient aussi séduit.es par les écrits de Walter Scott, et en 1834 Charlotte s’exclama
« Pour la fiction, lisez Walter Scott et personne d’autre – derrière les siens aucun roman n’a de valeur. »

Joseph Manola

Les sœurs et le frère Brontë sont clairement un autre exemple d’évasion motivée par l’isolement. Elles et lui sont allés encore plus loin vers un proto-JdR, puisque chacun.e avait un petit soldat de plomb qui représentait un personnage dans leur univers de fiction collaborative, envers lequel cette personne avait une responsabilité spéciale – une sorte de PJ, en d’autres mots, avec même une figurine. Je ne crois pas que les Brontë les déplaçaient pour indiquer les positions de ces personnages dans leur monde de fiction, par contre.

J’ai lu neuf romans et demi de Scott et ils étaient tous barbants. Mais ses poèmes narratifs, par exemple Le Lai du dernier ménestrel wiki, cité ci-dessus, sont un peu plus rythmés.

(1) NdT : à rapprocher aussi de la jeunesse de Robert E. Howard, l’inventeur de Conan le Barbare et du genre heroic-fantasy. [Retour]

(2) NdT : Extrait du Lai du dernier ménestrel Internet Archive, chant second, paragraphes XVII à XIX. Notre traduction.  Walter Scott met des majuscules à : Warrior, Monk, Book of Might (mais pas à wizard). Bref, aux classes de perso et à l’objet magique - ça fait très rôliste ! [Retour]

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