Nos jeux vidéo sont bâtis sur du papier

Au commencement – c’est-à-dire en 1974 – il y avait E. Gary Gygax et Dave Arneson (wiki), deux joueurs de wargames avec figurines du Wisconsin qui donnèrent naissance à Donjons & Dragons. À son tour, D&D engendra une cohorte gobeline de copies et de déclinaisons à base de papier et de dés. Et cela était bien.

Et sur ordinateur, D&D inspira les premiers jeux d’aventure textuels comme Colossal Cave Adventure ou la série des Zork (I à III). Ce type de jeu engendra le Donjon Multi-Utilisateurs (Multi User Dungeon ou MUD), qui se développa en une multitude de variantes : les MOOs [Multi user dungeon Object-Oriented où les joueurs pouvaient aussi programmer le comportement des “Objets” dans le jeu (NdT)], MUSHes [Multi User Shared Hallucination où les joueurs pouvaient étendre l’univers du jeu (NdT)] et des zillions d’autres (1). Puis D&D engendra le jeu de rôle sur ordinateur, avec les séries Wizardy, Bard’s Tale, Might & Magic et beaucoup d’autres (2)).

D&D piégea ainsi le fils adolescent de l’astronaute du Skylab Owen Gariott. Il jouait tellement à D&D qu’il faillit se faire renvoyer du lycée. Le jeune Richard Gariott (wiki) adapta des éléments de sa campagne dans ses jeux vidéo Akalabeth et Ultima I ; il gagna son premier million de dollars avant ses 18 ans. Et cela aussi était bien.

Et 15 ans plus tard, D&D engendra une fois de plus le jeu de rôle sur ordinateur. BioWare utilisa les règles Avancées de Donjons & Dragons ainsi que l’univers des Royaumes Oubliés pour sa remarquable série de jeux basés sur le moteur Infinity Engine au milieu des années 90 (Baldur’s Gate et ses suites) qui réveillèrent le genre des JdR sur ordinateur. Les studios Black Isle réutilisèrent ce moteur avec l’univers Planescape (wiki) pour produire l’un des plus brillants exemples de ce type de jeu : Planescape: Torment. Et tout cela était vraiment bon.

Et D&D engendra finalement les jeux en ligne massivement multijoueurs [MMOG ou Massively Multiplayer Online Games dont la variante rôliste MMORPG (NdT)]. Dans les années 80 puis 90, Gariott conçut huit autres jeux Ultima et les premières ébauches d’Ultima Online en tant que “Lord British”. Pendant ce temps, Verant Interactive s’empara d’un sous-genre de Donjon Multi-Utilisateurs : le Porte-Monstre-Trésor fantastique “Diku MUD” et lui donna une belle interface graphique pour engendrer Everquest. Et cela était bon, enfin ça dépendait à qui vous en parliez.

Toutes ces créations montrent comment un jeu de rôle sur table posa les fondations de la plupart des jeux vidéo actuels. Le nouveau MMOG de Turbine, D&D Online, [sorti en 2006 (NdT)] prouve à quel point cette influence demeure.

Mais D&D n’est que le commencement. Les fondations du jeu vidéo sont larges et profondes, et la plupart sont faites de papier.

L’invasion du papier

Donjons & Dragons pèse lourd. Mais il y a des milliers de jeux de cartes, de plateau ou de rôle dont les joueurs expérimentés peuvent détecter l’influence sur leurs équivalents informatiques. La série des Civilization de Sid Meier a évidemment été inspirée par son jeu de plateau homonyme. Pratiquement tous les wargames en tour par tour reposent sur des concepts énoncés par les premiers wargames d’Avalon Hill et de SPI. Et puis viennent les licences : dernièrement Warhammer, Magic Online, et en remontant dans le passé Space Hulk (wiki), Diplomacy, Autoduel, Ogre

Combien de JdR sur ordinateur utilisent des attributs chiffrés ? Combien vous permettent de créer des personnages en répartissant des points dans des compétences ? Beaucoup. Ils ont tout emprunté au domaine des jeux de rôles sur table, qui a exploré toutes les variantes imaginables de ce concept bien avant leurs équivalents sur ordinateur. Par exemple, le plus vieux jeu de rôle de super-héros existant encore à ce jour, Champions [1981], proposait le système de création de personnages repris dans Freedom Force et City of Heroes. Runequest (wiki) [1978] a inspiré le système de compétences de Morrowind (wiki), et L’Appel de Cthulhu [1981] (basé sur le système de règles de Runequest) engendra la série des Alone in the Dark, d’autres jeux vidéo d’horreur. Et ainsi de suite.

Fallout Online, abandonné en 2010 par Interplay

(Un autre JdR papier brille par son absence dans l’histoire de l’informatique. Interplay avait acheté une licence du système GURPS (Generic Universal Roleplaying System) pour la série des Fallout, mais renonça suite aux tensions avec son concepteur, Steve Jackson. L’équipe d’Interplay créa donc un système pour le remplacer, et celui-ci allait marquer l’histoire.) (3)

Mais plus que les jeux en eux-mêmes et leurs systèmes, l’héritage des jeux papiers a profondément marqué le domaine des jeux vidéo au travers de ses concepteurs. Il est difficile de trouver aujourd’hui un créateur de jeu vidéo qui ne se soit pas frotté durant sa jeunesse aux jeux de rôles et aux jeux de plateau. Cela fait partie du CV du geek de base (4). Quelques-uns ont commencé sous-payés, dans les plantations du jeu papier, avant de faire leur chemin jusqu’aux manoirs des grands propriétaires de l’informatique (5).

Les créateurs passés du papier à l’ordinateur

Concepteur

Passage par les jeux papier

Jeux vidéo notables

Chris Avellone

Auteur freelance pour Champions

Planescape Torment

Kevin Barrett

Mage Knight, Silent Death

Cel Damage

Mike Bennighof

Éditeur (Avalanche Press)

a écrit Panzer General II, Silent Hunter II, etc.

Mike Breault

Rédacteur (TSR)

Red Faction

David “Zeb” Cook

+ de 100 scénarios pour AD&D

Metroid Prime, City of Villains

Greg Costikyan

Paranoia, TOON, jeux de plateau

MadMaze

Richard Dansky

Wraith: The Oblivion

Directeur de la création (Red Storm Entertainment)

Dennis Detwiller

Magic, (Pagan Publishing), Godlike

Concepteur senior (Radical Entertainment)

James F. Dunnigan

Douzaines de wargames (SPI)

Hundred Years' War, autres simulations

Jack Emmert

Conspiracy X

City of Heroes, City of Villains

Alan Emrich

Éditeur de magazines dédiés aux jeux

Master of Orion III

Mitch Gitelman

Auteur freelance pour Champions

Concepteur en chef (Microsoft)

Eric Goldberg

Paranoia et beaucoup d’autres

Jeux sur mobile

Greg Gorden

DC Heroes, James Bond 007

Elder Scrolls : série des Travels

Andrew Greenberg

Rédacteur de la gamme Vampire : La Mascarade

Mall Tycoon

Dave Gross

Rédacteur en chef du magazine Dragon

Concepteur (BioWare)

Bruce Harlick

Éditeur de la gamme Champions

Matrix Online (Sigil Games Online)

Shane Hensley

Éditeur (Pinnacle), Deadlands

Scénariste, City of Villains

Paul Jaquays

Écrivain, éditeur, illustrateur de couverture

Quake III: Team Arena (id Software), Ensemble Studios

Sam Lewis

Éditeur et directeur (FASA)

(Sony Online Entertainment)

Sandy Petersen

L’Appel de Cthulhu,

Doom (id Software), Ensemble Studios

Mike Pondsmith

Éditeur (R. Talsorian Games), Cyberpunk

Matrix Online

Ken Rolston

Paranoia, RuneQuest

Morrowind,
The Elder Scrolls IV: Oblivion

Warren Spector

Éditeur (Steve Jackson Games ; TSR)

Deus Ex et beaucoup d’autres

Michael A. Stackpole

Nombreux jeux (Flying Buffalo)

Neuromancer (Interplay)

Henrik Strandberg

Mutant Chronicles, (Target Games – Suède)

Producteur (Atari)

John Tynes

Auteur (Pagan Publishing)

Pirates of the Burning Sea

Pourquoi le papier fonctionne-t-il ?

Qu’ont appris les concepteurs des jeux papier qu’ils apportent dans le domaine informatique ? “La concision”, raconte Mike Bennighof, un créateur historique de wargames.

“Les limitations physiques d’un jeu [de simulation papier] (nombre de mots, nombre et taille des pièces) imposent une certaine rigueur lors de la conception et aident également à produire des applications informatiques plus efficaces. Ça vous oblige à vous interroger sur le pourquoi du comment. Grâce à mes nombreuses années de travail sur les jeux papier, je peux appréhender comment les différents processus du jeu devraient être associés dans une machine virtuelle bien ergonomique”.

Shane Hensley, propriétaire de l’éditeur Great White Games, a conçu Deadlands, le jeu de rôle déjanté de l’Ouest Sauvage. Il est désormais scénariste en chef du MMORPG City of Villains de Cryptic/NCSoft.

“La production du jeu papier est comme un cours accéléré sur ce qui est amusant et ce qui ne l’est pas, dit-il. Parce que nous pondons bien plus de produits qu’un éditeur de jeux vidéo, nous sommes amenés à tester plus de théories”.

Ses propres expériences de création ont donné à Hensley des connaissances approfondies sur les mentalités du public des jeux papier :

“La plupart sont du même bois que notre public des jeux vidéo”.

De la même manière, les expérimentations de Andrew Greenberg sur Vampire – le jeu gothique-punk de White Wolf – l’ont-elles aidé avec – euh – Mall Tycoon [jeu de gestion de centre commercial (NdT)] ? En fait, oui :

“Quand on travaille dans les jeux vidéo, il est facile de se concentrer sur des composants individuels et d’oublier la vue d’ensemble” comme le dit Greenberg. “C’est impossible avec les jeux de plateau, où vous devez vous assurer que tout s’assemble bien. Être venu du milieu des jeux de plateau m’a permis d’éviter ce piège”.

Greenberg ajoute encore :

“Les jeux de plateau offrent de nombreuses opportunités de rencontrer et d’apprendre à connaître les gens qui jouent à mes créations. Jouer avec eux sans la barrière de l’ordinateur m’a vraiment permis de comprendre pourquoi ils jouent et ce qu’ils aiment le plus – un capital difficile à se constituer quand on ne développe que pour les jeux vidéo”.

Ce bagage aide aussi pour les détails quotidiens. Bruce Harlick de Sigil Games raconte :

“La capacité de créer (prototyper et tester) un système sur papier est une grande aide ; ça économise du temps et des efforts sur le long terme. Les ingénieurs aiment mes spécifications de conception. Par exemple, j’avais tendance à écrire des éléments comme des tables de butin à la manière des tables de trésors des JdR papier. Cela pouvait les rendre plus simples à lire.”

Les “créateurs papier” ont un mode de réflexion et une propension à simuler qui est des plus utiles pour faire la transition vers les ordinateurs. Les jeux papier ont modélisé toutes sortes d’interactions : depuis l’ascension sociale au prosélytisme religieux, en passant par la persuasion et les interrogatoires ; ainsi que des sujets qui vont du feuilleton au mélodrame romantique façon Hauts de Hurlevent ou aux intrigues politiques de la Venise de la Renaissance, sans compter tous les sortes de systèmes de combat et de magie. Cette compétence à quantifier la dynamique des interactions aide les concepteurs à s’adapter à un environnement de silicium, où chaque chose est littéralement un nombre.

Tous les concepteurs de jeux papier n’ont pas cette faculté, et ceux à qui elle manque vont au devant de gros problèmes. Paul Jaquays a mieux sauté le pas que la plupart. Créateur aux multiples talents, Jaquays a fait du très bon travail dans le domaine du jeu papier comme créateur, rédacteur, et illustrateur, avant de partir pour id Software et de concevoir des niveaux de Quake III Arena. Selon lui,

“Il n’y a pas tant d’ex-créateurs de jeux sur table dans le jeu vidéo qu’on pourrait le croire ; il est en fait assez difficile de mélanger les genres. La plupart des joueurs de JdR sont des aspirants-écrivains, et la production de jeux vidéo requiert moins d’écrivains que le marché du jeu de rôle.”

Parmi les concepteurs qui ont effectué la transition avec succès, la plupart restent dans le domaine informatique, ou essaient d’y rester. Comparés à l’industrie des jeux papier, les jeux vidéo ont un marché bien plus grand, et cela rapporte nettement plus (Pour ce dernier point, les fast-foods ou les services d’entretien rapportent également nettement plus. Hensley commente : “Beaucoup de personnes issues du jeu vidéo rêvent de faire carrière dans le jeu papier, jusqu’à ce qu’ils réalisent les contraintes financières.”)

Et ils adorent laisser la paperasse à l’ordinateur, pour ainsi dire. Holistic Entertainment, la société de Greenberg, a récemment redémarré le développement de son jeu vidéo Noble Armada, basé sur le jeu de figurines homonyme, qui lui-même était dérivé du jeu de rôle Fading Suns (wiki).

“C’est l’exemple parfait de l’avantage d’utiliser un ordinateur pour gérer la pénible tâche de calculs et de tenue des comptes. Ça me permet de faire ce que j’aime en tant que joueur : piloter des vaisseaux spatiaux, explorer la galaxie, commercer avec des extra-terrestres bizarres, et faire exploser les vaisseaux des autres joueurs en mille morceaux.”

Certains concepteurs regrettent le bon vieux temps et les anciennes méthodes. Comme le dit Hensley :

“La capacité d’explorer tant de mondes différents ou de concepts est au cœur de ma passion (et de ma faible capacité d’attention).”

Mais Harlick apprécie les deux domaines.

“Même si je travaille dans le jeu vidéo, j’essaie de mener un projet en indépendant chaque année dans le domaine du jeu papier, juste pour garder le contact. Je trouve les jeux papiers amusants car vous n’avez pas à subir l’énorme cycle de développement ni à attendre de voir le jeu final pour savoir ce que vous pouvez en faire. D’un autre côté, dans les projets de jeux vidéo, j’adore voir les concepts et les systèmes transposés sur ordinateur.”

Le marché du jeu papier reste réduit, et même stagnant. Mais de petits éditeur de JdR “indie” continuent d’innover ; regardez Breaking the Ice, Dogs in the Vineyard et The Mountain Witch, parmi tant d’autres. Tant que le marché du jeu papier sera insignifiant, ses créateurs continueront à migrer pendant encore des années vers les jeux électronique et à mettre leur imagination à leur service.

Article original : Our Games Are Built On Paper

(1) NdT : Le joueur nostalgique pourra également se référer à http://www.mudconnect.com [Retour]

(2) NdT : Le joueur nostalgique pourra retrouver gratuitement des jeux vidéo dont les éditeurs ont abandonné les droits http://www.abandonwarering.com/ [Retour]

(3) NdT : Pour la petite histoire, Steve Jackson trouva le jeu trop violent et refusa que sa licence y soit associée. Cela n’empêcha pas Fallout dans son ensemble (et pas seulement son système – le SPECIAL) de marquer son époque. [Retour]

(4) NdT : c’est ce que dit aussi Greg Costikyan aux créateurs de jeux vidéo dans sa conférence What Computer Game Designers Can Learn From Non-Electronic Games dont nous avons traduit de larges extraits. [Retour]

(5) NdT : une carrière que signalait Eric Wujcik un an avant dans Du boulot pour les copains. [Retour]

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