Une barrière en haut, des ambulances en bas

Ce titre vient d’une anecdote que nous racontons en santé publique. Vous en devinez certainement le sens général, mais l’histoire sous-jacente est bien plus intéressante.

Imaginez une falaise. Une falaise dangereuse, du haut de laquelle des gens n’arrêtent pas de tomber. Le pied de cette falaise devient un lieu réputé dangereux où des accidents arrivent fréquemment. Les ambulances s’y précipitent en permanence. D’ailleurs, on construit un nouvel hôpital tout près, comme ça les ambulances arrivent plus vite. Puis on y ajoute une aile spéciale, juste pour traiter les blessures dues aux chutes de falaise. Bientôt il devient le meilleur endroit au monde pour faire soigner ce type de lésions. Les gens viennent du monde entier pour y recevoir ce type de soins. On érige une école à proximité, qui devient rapidement la meilleure du monde dans l’enseignement des soins des blessures par chutes de falaises. Dans ce temple de la recherche, on fait quotidiennement de nouvelles avancées scientifiques sur le traitement de ce type de dommages. L’hôpital et l’école créent tant d’emplois que toute une nouvelle ville émerge autour du site. La vie des gens est entièrement tournée vers le monde merveilleux du traitement des blessures par chute de falaise. Les directeurs du nouvel Institut des Chutes de Falaise déclarent que grâce à leur travail, on pourra dans un avenir proche garantir un rétablissement total à quelqu’un qui tombera d’une falaise. Grâce aux traitements, mais aussi grâce à la technologie matelassière qu’ils ont développée, et à la technique de ramollissement de la pierre. Les géants de l’industrie fondent des empires internationaux basés sur les matelas et les ramollisseurs de roche.

Et personne ne pose jamais une barrière à cinq euros en haut de la falaise.

Il y a deux leçons distinctes dans cette histoire. La première est que la plupart des questions de santé publique ont deux approches, et parfois nous occultons complètement l’une d’elles. La deuxième leçon est qu’une fois que vous avez construit un système basé sur l’une de ces orientations, il est de plus en plus facile d’oublier la seconde solution, parce que les systèmes sont intrinsèquement auto-alimentés. Les systèmes veulent continuer à exister, et ils luttent ardemment pour ne pas être désactivés. Plus votre ville-infirmerie grandit, moins quiconque veut réfléchir aux barrières. Les entreprises du secteur médical [et pharmaceutique] ont beaucoup d’argent et leur influence peut être considérable. Il y a également des complications légales, puisqu’il peut être difficile pour une loi d’éviter un problème sans en créer d’autres par ailleurs.

Mais il s’agit d’une métaphore importante pour tout un tas d’autres domaines, aussi mériterait-elle d’être plus connue. Et c’est tout à fait approprié à la création de jeux. Parce qu’on voit en permanence des gens qui construisent de plus en plus d’ambulances plutôt qu’une barrière.

La génération des caractéristiques dans D&D en constitue un exemple typique. A l’origine on devait lancer 3d6 dans l’ordre. Le problème était que cela donnait des attributs souvent trop faibles et rébarbatifs. Les ambulances arrivèrent par dizaines : lancez 4d6 et gardez les meilleurs, lancez 5d6 et gardez les meilleurs, attribuez-les comme vous voulez, et autres formules complexes. Il a fallu attendre longtemps pour qu’on construise une barrière avec des choses telles que l’achat [de scores dans les caractéristiques via un budget de Points de Création, comme dans GURPS, (NdT)], ou simplement une valeur minimale de départ. Ou encore la solution Warhammer, où les caractéristiques faibles n’ont pas d’importance. Une bonne barrière implique que vous n’avez pas besoin d’envoyer des ambulances par centaines.

A vrai dire, l’ambulance laisse plus de choix dans certaines situations ; l’idée est d’améliorer les choses pour ceux à qui ça ne plaît pas, sans léser ceux à qui ça plaît. Mais quelquefois l’un interfère avec l’autre. Et l’exemple typique est l’équilibrage des dépenses de points de création.

En théorie, l’achat de scores – et son bon ami l’équilibrage des classes – existe en tant que solution- « ambulancière » au problème des personnages déséquilibrés. Nous partons du principe que vous allez

  • dépenser vos points pour créer un personnage différent des autres,
  • mais également que vous allez choisir les options les plus puissantes que vous trouverez,
  • et cela sans que ces choix puissent faire qu’un personnage domine complètement les autres.

Les créateurs de JdR déploient donc des trésors d’astuces correctives pour équilibrer chaque choix. Nous le faisons tellement souvent que cela en devient instinctif. Nous pondérons naturellement tout avantage par des inconvénients, pour que chaque choix entraîne des conséquences, et mettons délibérément en place des limitations aux caractéristiques pour éviter les situations extrêmes. Et en théorie il n’y a rien de mal à ça. Les ambulances peuvent être une bonne manière de gérer ce problème.

Cela devient intéressant quand nous commençons à utiliser la solution des barrières, comme par exemple dans le système Cortex du jeu de rôle Marvel Heroic Roleplaying où tout le monde a les mêmes attributs mais avec différents traits. Ou le parti-pris de D&D4 de faire de tout le monde des lanceurs de sorts pour ne pas avoir à équilibrer des pouvoirs quotidiens avec les capacités utilisables à volonté. Mais les gens se plaignirent que tous les personnages se ressemblaient, et que cela retirait une bonne part du plaisir de minimaxer (j’y reviendrai plus tard) (1).

Vous pouvez faire bien pire en croyant que vous pouvez avoir les deux avantages. White Wolf avait créé la très impopulaire Règle Zéro qui, en soi, était une bonne idée : les jeux de rôle étant de piètres outils pour gérer l’imagination débordante des créateurs d’histoire, privilégiez donc une bonne expérience de jeu à une application rigoriste des règles (un bon principe de base pour tous les jeux de rôle). Le problème est que les gens en déduisirent que la barrière contre le minimaxage était « ne jouez pas avec les abrutis qui ruinent votre plaisir de jeu » – ce qui, une nouvelle fois, est une bonne barrière. Mais par la suite – et comme on pouvait s’y attendre –White Wolf a tenté de tout équilibrer avec un système de répartition de points. À quoi bon l’ambulance ?

Dans les règles de Godlike, [Greg] Stolze présente un cas similaire : il indique que son système de création-de-vos-propres-pouvoirs n’est pas spécialement restrictif et qu’il est extrêmement simple de créer une capacité à la puissance démesurée pour le même coût qu’une autre bien moins efficace. La barrière proposée ici est une sorte de haussement d'épaule jemenfoutiste. Ce qui me fait me demander : dans ce cas, à quoi bon toutes ces ambulances ?

Construire des choses avec des ressources limitées est amusant en soi, même si vous ne faites pas une once de roleplay. Cette explication est nécessaire et importante, mais insuffisante. J’achète souvent en toute connaissance de cause des JdR avec des règles compliquées, rien que pour utiliser leur méthode de création de personnages (2) . Tout comme certains jouent à Minecraft, juste pour voir ce qu’ils peuvent construire.

Mais l’explication est insuffisante parce que je pense que nous n’en sommes pas assez conscients. Le revers de main cosmique du « soyez de meilleurs joueurs alors n’abusez pas » est paresseux, insultant et épouvantable, ainsi que la preuve d’un échec général à comprendre ce qu’est une création de jeu, ainsi que le fait que ce n’est pas être un mauvais rôliste que d’exploiter les failles évidentes d’un système.

Mais d’un autre côté l’expérience montre qu'à partir d’un certain niveau de complexité, vous ne pourrez endiguer totalement les abus, peu importe le nombre d’ambulances que vous enverrez. Et ne jouer qu’avec des personnes de confiance est toujours une bonne idée – mais ça ne vous empêche pas d’être en droit d’attendre qu’un système ne vous détourne pas du droit chemin.

Pour que les choses soient claires, je ne prétends pas pouvoir résoudre ce problème. Ni que les barrières sont toujours plus efficaces que les ambulances (et vice-versa, évidemment). Ce que j’affirme en revanche, c’est que débattre de ces problèmes devient beaucoup plus facile quand vous gardez la métaphore de la barrière et de l’ambulance à l’esprit. Et il existe des exemples incontestables où cette manière de penser a rendu les choses meilleures.

Un problème récurrent est celui des joueurs prenant des désavantages qui ne sont jamais exploités en cours de partie. La solution-barrière serait « jouez avec des gens qui font du rôle, pas du rouler de dés! » (ROLE-play, not roll-play), mais la solution-ambulance a été d’accorder aux joueurs des Points d’Expérience quand leurs défauts font surface, voire de leur permettre de les activer eux-mêmes.

Une autre approche côté barrière pourrait être tout simplement de décider que la manière dont les joueurs décrivent leur personnage n’a aucun écho en termes mécaniques. Tout relier, c’est bien ; ne rien relier, c’est mal ; mais si vous essayez de tout relier puis appelez les ambulances pour régler les soucis qui apparaissent avec les mécanismes traditionnels, c’est là que vous aurez de vrais problèmes. À ce moment-là, vous pourrez prendre un peu de recul et vous dire « bon, la barrière est toujours une option ». Au lieu de toujours systématiquement se contenter de copier [le long catalogue] des avantages et défauts de GURPS, avec tous les problèmes qu’ils impliquent.

Passons aux jeux de plateau ; on constate en ce moment une situation typique barrière/ambulance. La sagesse populaire nous dit que les jeux coopératifs souffrent du syndrome du « joueur alpha [/dominant (NdT)]». Lorsque tout le monde a accès à toutes les informations, certains joueurs peuvent déceler les meilleures actions que chacun devrait faire pour maximiser les chances de succès. Dès lors, voir les autres joueurs ne pas entreprendre ces actions peut être frustrant ; mais décider des actions pour tout le monde n’est pas très amusant non plus. La solution-« ambulance » dans ce cas fut de créer une tripotée de jeux coopératifs avec des informations cachées, avec des traîtres, des objectifs secrets ou de plus en plus de manières d’empêcher l’accès à tout, de sorte que personne ne puisse être sûr de la meilleure tactique pour chacun des joueurs. Des jeux fantastiques sont sortis, tentant de “réparer” ce problème, mais dans cette démarche un grand nombre de gens ont décrété que l’ambulance était la seule solution et que le problème devait être solutionné. Alors que la solution-barrière “ne jouez pas avec des joueurs alpha” est tout à fait valable, à partir du moment où vous acceptez l’idée que tous les jeux du monde ne peuvent pas être appréciés par tous les joueurs du monde.

Comme vous pouvez le voir, cela s'applique aussi aux types de jeux auxquels vous jouez. Quelqu’un a récemment dit que Secret Hitler est un super jeu pour les gens qui détestent les Loups-Garous de Thierceleux, mais ce qu’il voulait dire par là est que ce jeu résout certains des petits problèmes des Loups-Garous (comme la mise hors-jeu des joueurs), mais qu’il reste un jeu de “bluff” basé sur le mensonge et la déduction. Je n’aime pas ce genre de jeux et je ne les aimerai jamais, et que Dieu nous vienne en aide si quelqu’un tente de faire un Loups-Garous qui me plaise – soit ce ne sera pas le cas, soit il sera si loin d’un jeu de bluff qu’il n’amusera pas les fans de Loups-Garous.

La métaphore de la barrière et de l’ambulance peut donc nous aider à comprendre nos propres goûts. Aucune ambulance ne pourra me faire apprécier les jeux de bluff, les concepteurs ne devraient pas vraiment essayer d’y remédier, et je devrais arrêter d’essayer d’y jouer parce que ça ne fonctionnera jamais vraiment. Oui, on peut avoir tendance à trop se raccrocher à certaines catégories et nous sommes pleins de préjugés. Mais nous pouvons également nous condamner à ne jamais nous amuser si nous nous jetons du haut des falaises en espérant que l’ambulance nous réparera. Parfois il est plus efficace de planter une barrière et de dire “n’allez pas par-là si ce n’est pas votre truc”. Hissez votre bannière de marginal et soyez fier de ce que vous n’aimez pas, tout en le laissant aux autres (sans les en dégoûter pour autant) – et soyez conscients que tout le monde n’a pas non plus envie de partager vos lubies. C’est en réalisant que nous n’aimons pas tous les mêmes choses que nous parviendrons à tous nous amuser.

Article original : Fences at the top, Ambulances at the bottom

(1) NdT :Monte Cook explique (ptgptb) que l’optimisation est un jeu en soi dans son approche de D&D3 : « …les joueurs sont récompensés pour avoir réussi à maîtriser les règles et pour faire les bons choix plutôt que les mauvais » [Retour]

(2) NdT :Steve Darlington a mis en avant les “jeux cachés” du JdR dans Modes de jeu cachés et création (ptgptb) [Retour]

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